mercredi 24 septembre 2014

Immigration. Un inconnu qui vous veut du bien...


















Pour le réfugié, 
l'injonction à témoigner
se traduit souvent 
par un tiraillement.
D'un côté, 
la nécessité, externe,
de répondre à l'impératif 
d'une autorité publique.
De l'autre, 
celle, interne,
de se protéger 
des exigences psychiques
liées à ce témoignage. 


Les difficultés rencontrées par certains réfugiés à témoigner de leur passé ne renvoient pas seulement à la ténacité d'un ennemi intérieur.
Elles s'alimentent également à la source d'autres écueils.
Interpersonnels, ceux-là...

Inconcevable réalité

Premier écueil: celui d'une soif de reconnaissance.
«L'expérience que relate le survivant est incroyable, rappelle la psychologue et psychanalyste Régine Weinrater (1).
Si incroyable que, par moments, il doute lui-même de sa réalité.» (2)
Du coup, «le rescapé a besoin de voir chez les autres les réactions qu'il ne peut parfois pas éprouver lui-même.» (3)
Ajoute cette autre «psy» qu'est la Française Elise Pestre (photo ci-contre)(4).
Qui précise de surcroît...
«Le réfugié demande protection à un Etat et demande à être reconnu par une nouvelle communauté.
Disgracié politiquement, il invoque la reconnaissance de la fuite de ses persécutions pour que l'on répare quelque chose du préjudice qu'il a subi «là-bas».
Il ne s'agit pas ici d'une réparation transversale entre le bourreau et la victime mais d'une autre forme de réparation, qui passe par un tiers: l'Etat d'un pays autre que le sien.» (5)
La demande d'asile s'apparenterait alors à une requête en indemnisation psychique pour des préjudices subis au préalable et par ailleurs. 
Raison pour laquelle la reconnaissance externe peut acquérir une importance tout à fait majeure.
Il s'agit souvent, en effet, de trouver le moyen de restaurer une intériorité psychique qui a volé en éclats.
Un besoin auquel, malheureusement, le représentant anonyme du système administratif n'est évidemment pas le mieux armé pour répondre...

Un inconnu nommé... fonctionnaire!

Deuxième écueil: celui renvoyant à l'embarras de se dire à un inconnu.
Selon feu le psychanalyste et psychiatre français Jacques Lacan (6), toute demande cacherait quelque part un appel à l'amour.
Au point que l'objet de la requête importerait moins que la manière dont le destinataire fait acte de présence et de répondant. 
Hélas! Le fonctionnaire de l'immigration n'a pas davantage vocation à assouvir ce type de besoin.
Face à l'interlocuteur institutionnel, le réfugié se retrouve donc souvent égaré. 
Sinon gêné.
Gêné, dixit Pestre, «de partager un vécu d'horreur avec quelqu'un qui n'a pas la même expérience et qui est perçu comme étant trop "carré", mais probablement aussi intrusif et inquiétant.» (7)

Restriction focalisante

Le représentant officiel, pour commencer, tendra à réduire le visiteur à son identité de survivant.
«Lors de la demande d'asile, le récit exigé se voit circonscrit à une période donnée qui renvoie généralement à un moment qui a fait irruption dans la vie du réfugié et qui a été vécu, pour beaucoup, comme destructeur.
Cette sorte de "restriction focalisante" sur une séquence donnée évacue la trame d'ensemble de sa vie, alors que le nouage temporel -entre passé, présent et futur- représente la condition même pour qu'il puisse s'affranchir de l'emprise traumatique.» (8)
Le risque, avec ce récit fragmentaire, c'est que le sujet se sente limité à cette unique identité de survivant, qu'il se réduise à son traumatisme.
Avec une conséquence possible: la colère.
Dirigée contre cet «olibrius» qui, décidément, ne comprend rien à rien.
«La haine maintient le sujet en vie, et vise à faire surgir l'altérité. (...)
Haïr et attaquer l'interlocuteur, tels sont les modes auxquels accèdent certains patients, pour se défendre rétroactivement des dommages vécus, l'impossibilité d'y faire face là-bas ayant été inconditionnelle.
L'agression se retourne ainsi à la fois vers le dedans et le dehors, affectant les relations intersubjectives.» (9)
Autre issue envisageable: l'«impossible qui s'infinitise» dans la répétition continuelle de son récit.
Soit l'incapacité, à force d'avoir à revenir répétitivement et factuellement sur le passé, de laisser libre cours à l'indispensable travail de deuil.
«Empêché de se détacher de l'objet perdu, l'intéressé s'identifie à cet objet défunt.
Le psychisme est alors envahi par une culpabilité inconsciente massive et des autoreproches accusateurs, liés à l'impossibilité d'une telle tâche.» (10)
A noter, par ailleurs, que «les angoisses massives engendrées par l'exil forcé peuvent renvoyer, elles aussi, à la question de l'origine.
En quittant son pays, c'est finalement comme si le sujet migrant s'était "arraché à la matrice territoriale et psychique" qui l'aidait à mieux vivre auparavant.» (11)(12)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Psychologue clinique et psychanalyste, Régine Waintrater est maître de conférences à l’UFR Etudes psychanalytiques de l'Université Paris-Diderot. Elle a participé à et codirigé deux programmes de recueil de témoignages de survivants de la Shoah. Elle travaille depuis plusieurs années avec des équipes de santé mentale du Rwanda et avec des survivants des événements rwandais de 1994. 
(2) Weinrater Régine, Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre, Payot, Paris, 2003, p.114 
(3) Pestre Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, p.17. 
(4) Elise Pestre est maîtresse de conférences à l'Université Paris-Diderot et chercheure au centre de recherches Psychanalyse, Médecine et Société. 
(5) Pestre Elise, ibidem, p.159 
(6) En reprenant et en interprétant l'ensemble des concepts freudiens Jacques Lacan (1901-1981) a mis à jour une cohérence dégagée de la biologie et orientée vers le langage et y a ajouté sa propre conceptualisation ainsi que certaines recherches intellectuelles de son époque (tels le structuralisme et la linguistique), donnant naissance à un courant psychanalytique : le lacanisme. Cfr., en l'occurrence, Lacan Jacques, Le désir de l'Autre, in Les formations de l'inconscient. Le séminaire, Livre V, Paris, Seuil, 1958, p.387-403. 
(7) Pestre Elise, ibidem, pp.77-78. 
(8) Pestre Elise, ibidem, pp.147-148. 
(9) Pestre Elise, ibidem, p.157. 
(10) Pestre Elise, ibidem, p.159 
(11) Pestre Elise, ibidem, p.161.
(12) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés).


1 commentaire:

  1. Belgique

    Bientôt, le Festival des Libertés

    Politique et artistique, festif et subversif, le Festival des Libertés mobilisera du 16 au 25 octobre toutes les formes d'expression pour se faire le témoin de la situation des droits et libertés, alerter des dangers qui guettent, inciter à la résistance et promouvoir la solidarité.

    http://www.festivaldeslibertes.be/2014/fase6?event=14000&_News____#14000

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