lundi 21 mars 2011

Monnaie sociale. Marché: non, merci !

Il y a monnaie sociale
et monnaie sociale,
considèrent

Cyrille Ferraton (1)
et Jérôme Blanc (2).
Qui s’attardent
d'abord
sur une première
catégorie.
Celle des
«LETS à dominante réciprocitaire».
Adeptes
de la modération tamisée, s’abstenir!
Car ce qu'évoque
ici l'économie marchande,
c’est la sécheresse de l'impérialisme utilitaire,
sinon le cynisme de l'envahisseur matérialiste,
voire même le trou noir de la perfidie monétaire.
Nom d'un filigrane, n'insistez donc pas!
Le marché, c'est non!
Cent fois non!
Mille fois non!

Cyrille Ferraton et Jérôme Blanc

Les tenants de LETS (3) à dominante réciprocitaire (fondateurs, organisateurs ou simples membres), dont on peut identifier les principes dans la plupart des SEL français (4), conçoivent les LETS comme non monétaires et ne lui assignent pas pour objectif principal de subvenir aux besoins économiques de leurs membres mais de promouvoir un échange affectif où celui qui fournit et celui qui reçoit sont liés au-delà de l’échange et de son règlement.
Les LETS visent par conséquent à développer des rapports sociaux différents et alternatifs aux relations marchandes, considérées comme dominantes voire envahissantes au sein des sociétés contemporaines.
L’équivalence de l’unité interne avec la monnaie nationale est en conséquence refusée, l’objectif étant de promouvoir un autre système de valeurs. (5)
La constitution de ce type de LETS procède avant tout d’une fin sociale passant par le double refus, car estimés affiliés, de la monnaie et de l’échange marchand.
Comment alors concevoir l’échange et l’estimation des échanges dans des LETS où l’on refuse monnaie et marché?
Ce qui apparaît le plus fréquemment est
. soit de fonder la valeur des biens et services sur le temps passé à les produire,
. soit de demeurer dans un certain flou sur l’estimation et mettre l’accent sur la dimension réciprocitaire des échanges promus au sein du LETS.

Le temps, c’est de l’argent…

On trouve en particulier les Banques du temps italiennes dans la première orientation, ainsi que certains SEL français et Tauschring allemands.
Elle fait a priori des LETS une organisation en parfaite adéquation avec les visées politiques de l’économie solidaire.
Elle renoue en premier lieu avec la pensée du socialisme associationniste (6) et les pratiques associationnistes de la période 1830-1848, auxquelles l’économie solidaire se réfère aujourd’hui (7).
L’une des idées forces de cette pensée socialiste tient à la rétribution du travail par l’intégralité de son produit; autrement dit, pour reprendre la conceptualisation de l’époque, la valeur du produit est intégralement reversée au facteur travail sans prélèvement d’aucune sorte.
Cette orientation privilégiée par certains dispositifs actuels assure dans le même temps un traitement égalitaire des membres composant le cercle d’échanges.
Enfin, la richesse se mesure moins dans cette perspective à l’aune de la quantité de monnaie détenue que du temps que chaque participant est prêt à consacrer à la production, puisque c’est le temps qui fait la valeur. (8)
Mais ce type de fonctionnement ne suffit pas toujours à garantir ces derniers objectifs en ce sens que la réintroduction d’une équivalence entre monnaie nationale et monnaie de LETS reste parfaitement envisageable, d’autant plus que, l’expérience owénienne ainsi que les théories classiques de la valeur-travail le montrent, il est très difficile de fixer la valeur des choses en temps de travail, en-dehors des services (et encore, il reste pour ceux-ci la question des biens utilisés pour produire des services).
Au total, il demeure impossible de s’assurer que la valeur du temps de travail n’est pas calquée sur la monnaie en cours dans l’économie et, in fine, sur l’organisation marchande de l’économie. (9)

A charge de revanche…

La seconde orientation cherche à éviter cet écueil en promouvant une organisation réciprocitaire des échanges au sens de Polanyi.
Elle implique qu’aucune équivalence ne s’institue entre la monnaie de LETS et la monnaie nationale.
Le développement d’une mesure et d’une comptabilisation des échanges par l’intermédiaire d’une unité interne (que, dans ces LETS, un nombre certain refuse de considérer comme une monnaie) constitue un cadre formel dans lequel la confiance nécessaire aux échanges peut s’établir aisément.
La personnalisation des échanges dans ce cadre doit contribuer à la reconnaissance, pour chacun des membres, de leur appartenance commune à la microsociété constituée par le LETS.
Dans cette seconde orientation, le prix ne joue pas la fonction qui lui est attribuée dans les rapports marchands.
Il ne reflète en effet pas le rapport entre l’offre et la demande du bien ou du service mais la qualité de la relation nouée entre les échangistes.
Le prix représente alors une estime de l’autre.
Selon affinité, les montants pourront devenir des «prix d’amis», c'est-à-dire la marque de la volonté ou non de prolonger le lien au-delà de l’échange. (10)
Cette démarcation vis-à-vis de la fonction marchande des prix se traduit par le rejet du terme même, au profit de termes comme «montant» ou «somme».

Economie solidaire ou solidarité… sans économie ?

Quelle que soit l’orientation choisie, les LETS à dominante réciprocitaire visent non pas à satisfaire les besoins économiques mais à promouvoir le développement de comportements réciprocitaires entre leurs membres.
En ce sens, ils répondent bien au principe politique de l’économie solidaire en développant une organisation économique s’appuyant sur des mécanismes politiques égalitaires et participatifs; la création d’un LETS ne peut s’effectuer en effet sans un engagement volontaire préalable de ses membres, tout autant que son mode de fonctionnement implique des actions réciproques continuelles.
Les initiatives de l’économie solidaire partent d’engagements volontaires autour d’un projet commun dans lequel toutes les personnes concernées trouvent des moyens de socialisation et d’intégration sociales en même temps qu’un espace social à l’intérieur duquel elles exercent des actions solidaires ne procédant ni d’activités marchandes ni de pratiques de solidarité publique redistributive.
Le fonctionnement des LETS à dominante réciprocitaire rend bien compte de cette dimension politique de l’économie solidaire.
Ce qui fait peut être la spécificité des LETS parmi d’autres expériences est l’importance accordée à la convivialité et à l’esprit ludique, qui se retrouvent à travers les noms de l’unité d’échange (un sourire, une pistache), mais aussi dans les bourses d’échanges où l’on «joue à la marchande», au travers de repas collectifs…
La dimension politique des LETS est indissociable d’un esprit de convivialité, et l’on pourrait ajouter qu’il s’agit d’une forme moderne de la philia d’Aristote, en tant que sympathie réciproque des membres de la cité.
A l’inverse, le principe économique ne constitue pas une priorité de ce type de LETS; il s’agit moins de lutter contre la pauvreté que contre les formes d’exclusion et d’isolement sociaux qu’induit l’organisation marchande de l’économie.
On est ainsi en présence d’un paradoxe: ces LETS répondent d’exigences de l’économie solidaire mais du point de vue politique, en refusant sa dimension purement économique. (11)(12)

(A suivre)

Jérôme Blanc et Cyrille Ferraton

(1) Cyrille Ferraton est docteur en sciences économiques et maître de conférences à l'Université Paul Valéry de Montpellier III.
Ses principaux thèmes de recherche portent sur l'économie sociale et solidaire (en particulier la finance solidaire) et l'économie institutionnaliste.
Il a travaillé en 2004-2005 sur un programme de recherche européen portant sur la création d'emploi dans les services à la personne.
Il a publié
. L'enquête inachevée : introduction à l'économie politique d'
Albert Hirschman (avec Ludovic Frobert, Paris, PUF, 2003),
. Associations et coopératives. Une autre histoire économique (Erès, Paris, 2007),
. L'Institutionnalisme de
Gunnar Myrdal en question (ENS, Paris, 2009),
. La Propriété. Chacun pour soi? (Larousse, coll. Philosopher, Paris, 2009).
(2) Jérôme Blanc est docteur en sciences économiques (1998) et maître de conférences en sciences économiques à l’Université Lumière Lyon 2 (depuis 1999). Ses travaux portent sur la monnaie, qu’il aborde principalement du point de vue des pratiques et de l’histoire des idées.
S’intéressant à la pluralité des monnaies, il a publié Les monnaies parallèles. Unité et diversité du fait monétaire (L’Harmattan, Paris, 2000).
Il travaille en particulier sur un aspect de la pluralité monétaire, à savoir les monnaies sociales, locales ou complémentaires. À ce sujet, il a coécrit Une économie sans argent: les systèmes d’échange local (SEL) (dirigé par J.-M. Servet, Seuil, Paris, 1999) et dirigé Monnaies sociales: Exclusion et liens financiers, rapport 2005-2006 (Economica, Paris, 2006).
En matière d’histoire des idées, il dirige avec Ludovic Desmedt l’ouvrage collectif Idées et pratiques monétaires en Europe, 1517-1776 (à paraître).
À partir du cas des monnaies sociales, ses travaux portent aussi sur l’économie sociale et solidaire. Il est membre du Réseau inter-universitaire de l’économie sociale et solidaire (RIUESS,
http://www.riuess.org/) et fait partie du comité éditorial de l’International Journal of Community Currency Research (IJCCR, http://www.uea.ac.uk/env/ijccr/)
(3) Pour rappel, nous considérons, sauf mention contraire, «LETS» comme le terme générique désignant ces associations; lorsque nous traitons de leur déclinaison anglo-saxonne, nous précisons «LETS anglo-saxons» et lorsque nous traitons de leur déclinaison française, nous précisons «SEL français».
(4) Voir, sur ce blog, le message du 11 mars dernier : «
Monnaie sociale. Passe-moi le… SEL!».
(5) Il faut noter toutefois que les SEL recommandent à leurs membres qui seraient artisans d’évaluer leurs services en appliquant une équivalence avec la monnaie nationale, cela en vue de se protéger d’éventuelles accusations de concurrence déloyale de la part des professionnels.
(6) Le socialisme associationniste (ou socialisme idéaliste, voir Barrère, 1994) se développe à partir du début du XIXe siècle jusque, approximativement, à la fin des années 1840 et regroupe en France principalement dans une première période C. Fourier, C. Saint-Simon, puis dans une seconde période P. Leroux, P. Buchez, V. Considérant et L. Blanc (voir aussi Gide et Rist, 1959). Au Royaume-Uni, R. Owen en est le principal promoteur.
(7) Laville J.-L., L’économie solidaire: une nouvelle forme d’économie sociale?, RECMA, 255 (53), 1er trimestre 1995.
(8) Les personnes les plus démunies, travaillant souvent peu dans l’économie marchande, se retrouvent potentiellement riches au sens des LETS en consacrant leur temps disponible à la production de biens et services (bien que dans les SEL français en particulier il ne soit jamais question de la production mais de l’échange, l’échange apparaissant comme l’acte même de la production : il est avant tout une production de lien social).
(9) On recherche en effet généralement une certaine plausibilité dans ce que vaut le temps. En France par exemple on considère souvent dans les SEL qu’une heure passée à un échange doit correspondre à 60 unités, ce qui répond à une valeur préexistante dans la mesure où l’on n’ignore pas qu’une heure de travail au SMIC équivaut, charges salariales comprises, à presque 60 francs. Notons que le système owénien des marchés équitables du travail (1832-34) souffraient de cet écueil car les biens étaient évalués en temps de travail, mais sur la base d’une équivalence formelle de 6 pence l’heure. Cette simple équivalence conduisait à ruiner l’objectif d’une déconnexion d’avec les valeurs en cours dans la société.
(10) Sur la dimension non-marchande des échanges, voir Malandrin G., Les Systèmes d’échange local: une monnaie sans échange marchand, Les Cahiers du GRATICE, n°17, Université Paris XII-Val de Marne, Paris, 1999, pp.153-168.
(11) Ce message est extrait du texte : Blanc Jérôme et Ferraton Cyrille, Une monnaie sociale? Systèmes d’Échange Local (SEL) et économie solidaire, 2001. Avec l’aimable autorisation des auteurs, que nous remercions. Les titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction. Le texte original a d’abord été présenté lors des Deuxièmes Journées d’Etude du LAME, «Économie sociale, mutations systémiques et nouvelle économie», Reims, 29-30 novembre 2001. Il est ensuite paru dans l’ouvrage collectif (actes du colloque): G. Rasselet, M. Delaplace et E. Bosserelle (coord.), L’économie sociale en perspective, Presses Universitaires de Reims, Reims, 2005, pp.83-98.
(12) Pour suivre (sous réserve d'éventuelles modifications de dernière minute):
. «Monnaie sociale. Marché: oui, mais...»,
. «Monnaie sociale. Oyez, citoyens...»,
. «Monnaie sociale. LETS béton…».

2 commentaires:

  1. Madame, Monsieur,

    Nous avons le plaisir de vous inviter au Film-Débat :

    Opération Diablo
    Mercredi 23 mars - 20h15
    Studio 13
    Louvain-la-Neuve
    Belgique

    Le père Marco Arana, un curé des Andes péruviennes, est surveillé. Une compagnie de sécurité filme et photographie chacun de ses mouvements ainsi que ceux de ses alliés; les rapports détaillés des espions sont classés sous le nom de code "Opération Diablo". Pendant plus d'une dizaine d'années, le curé et son groupe d'activistes ont défendu les communautés paysannes contre les abus des puissants. Ceux qui le surveillent lui ont donné le surnom "El Diablo". Dans ce documentaire de suspens politique et de mystère, nous suivons le Père Marco dans un territoire dominé par la compagnie minière la plus grande d'Amérique du Sud. Ce récit à la fois réel et terrifiant lève le voile sur la nouvelle vague de persécutions à laquelle doivent faire face les défenseurs des droits de l'homme en Amérique Latine.


    Entrée gratuite

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  2. Plusieurs membres du Forum permanent de la société civile eropéenne sont rédacteurs d'un nouvel ouvrage mis en souscription:
    "Regards éthiques sur l’Union européenne"
    Par Ignace Berten, Gabriel Fragnière, Philippe D. Grosjean, Peter Knauer, Daniel Spoel et Frank Turner.
    Philosophie et Politique, Vol. 21 (251 p. env)
    Directeurs de collection: Gabriel Fragnière et Hendrik Opdebeek, ISBN 978-90-5201-2br
    Prix de souscription valable jusqu’au mercredi 6 avril 2011: 32,00 euros (TVAC et hors frais d’expédition) au lieu de 40,00 euros.
    Veuillez adresser votre commande par courriel à Philippe D. Grosjean: au plus tard le 6 avril 2011.
    Paiement par versement sur le compte bancaire du Forum permanent de la Société civile européenne. Banque ING, Agence de Rixensart, N° du compte bancaire: 310-1767341-87, Code IBAN : BE67 3101 7673 4187, Code BIC : BBRUBEBB.

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