samedi 4 janvier 2014

Courants de pensée et modes de vie émergents (5). Des indignés hétérogènes et disparates




Prolétariat?
Quel prolétariat?
La conscience de classe n'est plus ce qu'elle était.
Et une question, du coup, 
de se poser avec insistance...
faire reposer un mouvement d'indignation? 


Les insurrections ou les révolu­tions repo­saient jadis sur une cons­cience de classe.
Celle-là même qui s'est réduite à peau de cha­grin avec le déclin quantitatif et «qualitatif» du prolétariat. 
Car la catégorie ouvrière est 
. de plus en plus restreinte, donc de moins en moins représentative, 
. de plus en plus fragmentée, donc de moins en moins porteuse d'une identité spécifique.
Elle s'est en outre désolidarisée des autres catégories défavorisées (salariés peu ou pas qualifiés, chômeurs de longue durée, jeunes en recher­che d’emploi, per­son­nes âgées en dif­ficulté...). (1)

 Convergence: soeur Anne, ne vois-tu rien venir? 

Sur quelle base, dès lors, faire repo­ser un mouvement d'indignation...? 
. Sur des valeurs?
Difficile, au sein d'une société centrée sur un matérialisme (2) qui tend à privilégier l'intérêt tangible sur toute considération touchant de près ou de loin à l'éthique, de se mettre d'accord sur la façon de traduire dans le concret des notions aussi abstraites que la solidarité, la fraternité ou l'humanisme. 
. Sur l'intérêt général?
Ardu d'atteindre un tel but dans une collectivité faisant ses choux gras d'un individualisme qui, fût-ce au nom d'une saine singularité, dérape si facilement vers l'égoïsme. 
. Sur une convergence d'intérêts particuliers?
C'est l'option du plus petit commun dénominateur.
Qui se heurte à l'opposition des acteurs les plus catégoriques du mouvement..
 «La cons­cience morale (...) qui prend aujourd’hui la forme média­ti­que de l’opus­cule à succès de Stéphane Hessel en reste à “l’indi­gna­tion” et à la dénon­cia­tion de ce qui est vrai ment exagéré, relaye par exemple Temps critiques
Comme si cet exagéré n’était pas le pro­duit d’une logi­que générale.» (3)

 Radicaux: «Nous ne mangeons pas de ce pain-là 

Les radicaux, en effet, veulent aller plus loin, sur le(s) plan(s) politique et/ou économico-social... 
. Sur le plan politique, ils qualifient d'illu­soire -voire raillent- le projet, jugé par trop timoré, d'une «démocra­tie réelle», censé toucher au but de l'auto­no­mie poli­ti­que par le simple biais de l'une ou l'autre de ces formes d'auto­no­mie économique que sont l'inter­ven­tionnisme de l’État, la mora­li­sa­tion de la finance, le pro­tec­tion­nisme... 
«Le mouvement des indignés oscille entre deux tendances, que le terme de démocratie réelle ne résout pas, poursuit Temps critiques. 
La première veut seulement cor­riger les excès du système. 
Ses revendications portent sur la moralisation de la vie publique, la qualité de vie, la juste ré­partition des richesses, le droit au travail, la justice, la réforme de l'économie, etc. 
La seconde remet en cause les fondements de nos sociétés et pose les prémisses d'un projet de changement radical: autoges­tion, autonomie, démocratie directe, autant de pratiques de terrain qui ne sont, semble-t-il, revendiquées nulle part pour toute la société - sauf à Athènes, sur la place Syntagma.» (4).
. Sur le plan économico-social, les défenseurs d'une ligne dure entendent se distinguer de l’homo oeconomicus.
Et rejeter le mode de pensée capitaliste. 
Il y a de la simplicité volontaire dans cette version-là de l'indignation.
Pas question d’en rester à un type de projet esthétisant qui tendrait à reléguer le mouvement au rang du développement personnel. 
Pas question de se laisser enfermer dans le réductionnisme économique qui marque notre époque au fer rouge. 
Pas question, donc, de laisser jouer un rôle d’épicentre sociétal à cette économie qui, martèle-t-on, n'a pas à faire office de fin, juste  de moyen. 
«Ceux qui dénoncent les excès voudraient une espèce de retour en arrière où le système était cen­sé être mieux régulé et les richesses mieux réparties, estime Réelle Démocratie Maintenant! Belgium. 
Or, même avec une redistribution égalitaire de la pro­duction, le retour à une société de plein emploi basée sur une croissance forte telle qu'on l'a connue lors des trente glorieuses est impossible. (...) 
La difficulté pour ceux qui, comme nous, veulent "sortir du capitalisme" et de sa "démocratie repré­sentative" réside dans l'invention des formes de la démocratie réelle.  
Les mettre en acte par inter­mittence et à petite échelle sur une place publique est une chose. 
Les étendre à tous les secteurs de la so­ciété en est une autre.» (5) 

La porte des possibles 

On peut ainsi considérer le mouvement indigné comme un appel à élaboration de programme alterna­tif. 
Là se situe certainement sa pertinence. 
Mais aussi, sans doute, sa limite. 
Car quand vient le moment d'aborder le contenu concret d’un projet de substitution, les propositions tendent, au mieux, à balayer un  spec­tre vertigineusement large et, au pire, à rester aux abonnés absents. 
Dans ces conditions, il est plus facile de sa­voir ce que l’on ne veut pas que de choisir ce que l’on veut. 
De là la propension de bon nombre d'indignés à fustiger, à stigmatiser, à condamner davantage qu’à suggérer. 
«L’indi­gna­tion exprime assez bien l’impuis­sance des dominés dans ce contexte et la difficulté à se pro­je­ter vers un avenir dont on sou­haite et dont on redoute en même temps sa dis­sem­blance avec le présent, considère Temps critiques.
D’où le flou que l’on res­sent non seu­le­ment sur le plan pro­gram­ma­ti­que, mais sur celui même du désir.» (6) 
«Une idéologie indignée existe pourtant bel et bien, se rebiffe Damien, un Français expatrié en Grande-Bretagne, puis aux Pays-Bas, qui met son multilinguisme au service du mouvement. 
Mais il s'agit encore d'une idéologie naissante.
Qu'elle ne soit pas encore aboutie à ce stade, quoi de plus normal? 
Ce manque de précision n'a d'ailleurs pas que des inconvénients. 
Il a aussi un incontestable avantage. 
Quel atout formidable, en effet, de se retrouver à l'abri de toutes les formes d'enfermement! 
C'est la porte ouverte à tous les possibles...» (7)(8)

(A suivre) 

Christophe Engels 

(1) Voir, notamment, Touraine Alain, Après la crise, Seuil. Coll. La couleur des idées, Paris, 2010. 
(2) Nous n'utilisons évidemment pas, ici, ce mot dans son sens philosophique, qui renvoie à l'idée que tout est matière ou produit de la matière. C'est de l'acception courante de ce terme qu'il est question dans ces pages. Celle qui  décrit beaucoup plus prosaïquement une manière de penser et de vivre accordant une place prépondérante aux contingences purement matérielles et intéressées.  
 (3) Les indignés: écart ou sur-place ? Désobéissance, résistance et insubordination, in Temps cri­ti­ques, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article283. 
(4) Les indignés: écart ou sur-place ? Désobéissance, résistance et insubordination, in Temps cri­ti­ques, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article283. 
(5) Réelle Démocratie Maintenant ! Belgium, Analyse. Le mouvement des "indignés". Potentialités, contradictions, perspectives, www.facebook.com/note.php?note_id=162316587171545. 
(6) Les indignés: écart ou sur-place ? Désobéissance, résistance et insubordination, in Temps cri­ti­ques, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article283. 
(7) Ce message est extrait de l'analyse: Engels Christophe, Une journée d'Ivan... l'indigné. L'épisode bruxellois: projet ou utopie?, n°2011/07, 2011, Analyses et études du Siréas, pp.14-16. Avec l'aimable autorisation de Mauro Sbolgi, éditeur responsable de la parution originale.
(8) Pour suivre:  d'autres messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents.,