lundi 21 mai 2012

Déliance scientifique. La raison simplifiante.


L'homme rationnel et réaliste
est un mythe.
Et l'«esprit raisonnant»
qui inspire notre société 
tout autant.
Car il tend au cloisonnement.
Et aux clivages.
«Déliance scientifique»,
décode 
Marcel Bolle de Bal (1)...

Marcel Bolle de Bal

Le paradigme de la science occidentale classique, construction rationaliste issue des œuvres de Descartes, implique l’élimination de la subjectivité, l’exclusion du sujet.
Il est fondé sur un mythe, qui domine la plupart des sciences sociales: le mythe de l’homme rationnel et réaliste, sans préjugés, aux conduites appropriées grâce à l’«information objective» (2)
La séparation entre le théoricien et le praticien, entre le chercheur et l’homme d’action, trouve sa source dans cette distinction qui inspire le rationalisme et le libéralisme: l’opposition entre les mythes et préjugés d’une part, la représentation réaliste du monde d’autre part. 
Le sociologue, dans cette perspective, est le produit de la production d’une société où triomphe l’esprit raisonnant.

Mais ce cloisonnement n’est pas le seul en cause. 
Le modèle rationaliste des rapports entre recherche et action, inspiré de la pratique des sciences dites exactes, se traduit dans le domaine des sciences humaines en général, de la sociologie en particulier, par quatre clivages cruciaux (3).

D’abord un clivage entre la recherche fondamentale (dite aussi –ce qui n’est pas un hasard– recherche «pure») et la recherche appliquée
La première est vouée exclusivement à l’acquisition du savoir; elle se désintéresse des conséquences pratiques, sociales, de ses investigations: si le «savant» s’en préoccupe, c’est en tant qu’homme privé, en tant que citoyen, non en tant que chercheur. 
La recherche appliquée, elle, vise des fins pratiques, non directement scientifiques, qui lui sont définies par la société globale ou tel groupe social en particulier: sa tâche scientifique consiste, le plus souvent, à déterminer les moyens adéquats pour atteindre ces fins. 
Cette distinction, dérivée des sciences exactes, repose sur deux postulats implicites: une conception statique, fixiste de la société, et une perception de celle-ci comme dangereuse pour le chercheur (les finalités sociales menacent la «pureté» des procédures et résultats de recherche). 
L’illusoire «indépendance» du chercheur fondamental (illusoire car elle s’acquiert en renonçant à étudier une part importante de la réalité sociale) et la soumission non illusoire de l’«applicateur» à ses clients sont deux attitudes qui se nourrissent réciproquement: l’une et l’autre camouflent souvent une commune pratique de conservatisme social, dans la mesure où elles évitent d’aborder les difficiles problèmes du changement social, dans ses contradictions concrètes, quotidiennes, humaines.

Ensuite, un clivage entre le chercheur et les structures sociales (groupes, organisations, institutions) qu’il étudie. Pour être et «faire» scientifique, il s’agit de «traiter les faits sociaux comme des choses». 
Ici, rendons au passage justice à Durkheim: celui-ci n’a jamais prétendu qu’il convenait de transformer ou de réduire les faits à l’état de choses, de les «réifier» comme aiment à dire et faire ses épigones technocrates-en-sociologie. 
Son intention était essentiellement épistémologique. 
Sur ce plan, néanmoins, elle est à la base du deuxième clivage signalé. Les manifestations de celui-ci sont multiples et raffinées: vocabulaire ésotérique, langage abstrait, érudition élitiste, laboratoire sophistiqué; sur le terrain, l’évitement de tout contact trop personnalisé avec le groupe, le recours à des méthodes «non gênantes» pour le groupe étudié (comme s’il pouvait en exister…). 
L’objectif avoué et valorisé est celui de la distance, garantie soi-disant indispensable de l’objectivité scientifique.

Puis un clivage entre les concepteurs et les exécutants d’une recherche, reflétant la division taylorienne du travail industriel. 
Ce clivage est illustré par les titres universitaires stigmatisant cette hiérarchie socio-professionnelle: docteurs et maîtres de recherche d’une part, assistants et attachés de recherche d’autre part. 
Très souvent, trop souvent, les «chercheurs» -c’est-à-dire ceux qui procèdent au réel travail de recherche – sont très peu associés à la conception de la recherche, à la formulation des hypothèses, à la négociation des contrats. 
On a pu les qualifier d’«O.S. de la recherche».

Enfin, des clivages psychologiques internes à la personne du chercheur, entre sa personne privée, sa personne professionnelle et sa personne civique, entre ses observations et ses sentiments, entre son esprit et son corps. 
Ces clivages sont renforcés par une prolifération d’interdits, normes intériorisées reflétant le credo de la vulgate sociologique enseignée dans les institutions dites scientifiques: ne pas se laisser troubler par ses sentiments, ne pas les exprimer, ne pas influencer les sujets, ne pas s’identifier aux fins du groupe, bref ne pas entrer en relation, ni avec les autres, ni avec soi-même… 
Loin de moi l’idée de prétendre que ces normes sont inutiles ou néfastes. 
Je souhaite seulement attirer l’attention dur le fait que, suivies au pied de la lettre, avec zèle et sans nuances, elles peuvent entraîner un considérable appauvrissement des hypothèses et des résultats.

Ce modèle rationaliste tend en effet à produire une connaissance atomisée, parcellaire, réductrice, «dé-liée» en quelque sorte. 
Ainsi paraît-il en être d’une certaine sociologie de la raison positive et quantitative, analytique, élaborée sur la base d’enquêtes par questionnaires ou interviews, de sondages d’opinions. 
A cela d’autres «rationalistes» tentent d’opposer une sociologie de la raison négative et critique, plus qualitative et synthétique, à qui ils fixent comme objectif le dévoilement des réalités –fonctionnement ou mouvement– latentes du système social. 
Mais ce second courant rejoint le premier dans une même définition de leur rapport à l’action. 
Pour eux, la connaissance sociologique, du seul fait de son existence, porte en elle une transformation potentielle, constitue une action qui se suffit à elle-même. 
Cette position minimaliste est de plus en plus contestée par nombre de sociologues qui estiment indispensable, sinon de développer ce potentiel d’action, du moins de s’interroger sur la réalité et le sens de cette action, sur les effets – éventuellement pervers – qu’elle peut avoir sur le sous-système social. (4)(5)


(A suivre)


Marcel Bolle de Bal


(1) Le (psycho)sociologue belge Marcel Bolle de Bal est professeur émérite de l'Université Libre de Bruxelles et président d'honneur de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française. Il a été consultant social (durant de nombreuses années), conseiller communal à Linkebeek, en périphérie bruxelloise (1965-1973, 1989-2000), lauréat du Prix Maurice van der Rest (1965). Il a signé plus de 200 articles et une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels...
. Les doubles jeux de la participation. Rémunération, performance et culture, Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1990;
. Wegimont ou le château des relations humaines. Une expérience de formation psychosociologique à la gestion , Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1998;
.
Les Adieux d'un sociologue heureux. Traces d'un passage, Paris, l'Harmattan, 1999;
. Le Sportif et le Sociologue. Sport, Individu et Société, (avec Dominique Vésir), Paris, l'Harmattan, 2001;
. Surréaliste et paradoxale Belgique. Mémoires politiques d'un sociologue engagé, immigré chez soi et malgré soi, Paris, l'Harmattan, 2003;
. Un sociologue dans la cité. Chroniques sur le Vif et propos Express, Paris, l'Harmattan, 2004;
. Le travail, une valeur à réhabiliter. Cinq écrits sociologiques et philosophiques inédits, Bruxelles, Labor, 2005;
. Au-delà de Dieu. Profession de foi d'un athée lucide et serein, Bruxelles,Ed. Luc Pire, 2007;
. Le croyant et le mécréant. Sens, reliances, transcendances" (avec Vincent Hanssens), Bierges, Ed. Mols, 2008.
(2)
Jacques BUDE, L’obscurantisme libéral et l’investigation sociologique, Paris, E. Anthropos, 1973, 221 p. 
(3) Sur ce point, cf. Max PAGES, La vie affective des groupes, Paris, Dunod, 1968, pp. 446-459.
(4) Le contenu de ce message nous a été envoyé par l'auteur, que nous remercions. Il constitue la septième partie d'un texte qui a déjà fait l'objet d'une publication: Bolle de Bal Marcel, Reliance, déliance, liance: émergence de trois notions sociologiques, in Sociétés 2003/2 (no 80), pp.99-131. Le solde du texte original suivra. Le titre et le chapeau sont de la rédaction.
(5) Pour suivre (sous réserve de modifications de dernières minutes): des messages consacrés
. au sous-système social de la déliance, puis à la liance (par Marcel Bolle de Bal),
. à la sociologie existentielle (par Marcel Bolle de Bal),

. au personnalisme (par Vincent Triest, Marcel Bolle de Bal...)....

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