vendredi 14 février 2014

Courants de pensée et mode de vie émergents (15) L'émergence en 3D


 
Bientôt dépassé, le matérialisme hautain?
En voie de ringardise, l'individualisme arrogant?
Ne rêvons pas!
N'empêche...
Les courants de pensée  
et modes de vie émergents 
Et entendent projeter 
sur la société 
une différenciation 
en trois dimensions.
Celle de l'avoir.
Celle du faire.
Celle de l'être.


Nous proposons, à ce stade, de subdiviser les courants de pensée et modes de vie émergents (C.P.M.V.E.) en trois groupes, sur lesquels nous reviendrons ultérieurement:
. les «militants»,
. les
«mutants»,
. les
«méditants».
Trois groupes, donc, dont seul le premier semble devoir se réclamer des mouvements sociaux (M.S.).
«Un mouvement social se définit par l'identification d'un adversaire, écrit le sociologue français Erik Neveu.
Si des collectifs se mobilisent "
pour" -une hausse de salaire, le vote d'une loi-, cette activité revendicative ne peut se déployer que "contre" un adversaire désigné: employeur, administration, pouvoir politique.»
(1)
D’où notre suggestion de faire du sous-ensemble militant le commun dénominateur entre M.S. et C.P.M.V.E. (2)
Par quoi les deux catégories se rejoindraient et se recouperaient. 
Reste que les C.P.M.V.E. n'intègrent les (purs) militants qu'à la marge. 
Qu'ils englobent également, à l'autre extrême périphérique, ceux que l'anthropologue belge Thierry Verhelst appelait «méditants» 
Et qu'ils se recentrent donc plutôt sur une tierce catégorie, composée de ceux dont le philosophe français René Macaire faisait des «mutants» (3).
Soit une notion que nous ne nous garderons d'aborder ici que pour mieux y revenir plus tard.
Contentons nous, pour l'heure, de préciser que les C.P.M.V.E. ne se conçoivent pas sans rapport à la création.
La résistance pour la résistance, très peu pour eux.
Ou alors des fissures apparaissent au sein des entités qui les portent.
C'est le douloureux moment des dissensions internes.
Qui finissent, à plus ou moins long terme, par déboucher sur la réelle prise en compte de propositions plus constructives.
Sous peine de dissolution fatale.

Société individualiste et matérialiste: 
majoritaire mais déclinante

«L'homme économique est (...) à la fois rationnel et intéressé, écrit le
philosophe et sociologue norvégien John Elster
Autrement dit, ses choix reflètent la poursuite rationnelle de ses intérêts.» (4)
Tel est donc l'acteur central de notre «me now society».
Celle-là même qui fait la part belle à un individualisme consumériste et à un matérialisme acquisitif.
Oui, mais...
Cet homme là, de plus en plus nombreux sont, aujourd'hui, ceux qui refusent de s'en satisfaire.
Une contestation que l'on peut ramener à trois dimensions: 
. celle de l'avoir,
. celle du faire,
. celle de l'être.

La dimension de l’avoir: 
posséder autrement
 
Première dimension, donc: celle de l'avoir.  
Si les C.P.M.V.E. ne rejettent pas la propriété, ils n'en témoignent pas moins d'un sens de la relativité et d'une capacité de distanciation qui tranchent dans la culture encore majoritaire de nos sociétés. (5)
Les adeptes de la simplicité volontaire, par exemple, ne cachent pas leur attirance pour un retour aux sources. 
Des sources moins matérialistes.
Des sources moins individualistes. 
Et souvent les deux à la fois. 
Par quoi les intéressés rejoignent les objecteurs de croissance dont l'argument clé «est que nous sommes largement dépossédés de nos désirs, de nos besoins, ainsi que de la manière de les satisfaire, explicitent les Français Denis Bayon, Fabrice Flipo et François Schneider.
Ce qui s’impose comme la réponse à nos questions concernant le bien-être, le bonheur et l’émancipation, ce n’est plus la réponse de nos concitoyens mais la propagande publicitaire qui détourne et réduit toutes les demandes à la consommation de marchandises fabriquées en grande série, détériorant la qualité de l’espace pu­blic, le réduisant à une sorte de parc d’attraction permanent.» (6)
La fuite en avant de la croissance économique est donc perçue ici comme incompatible avec le bonheur et avec l’équité.
Pire: elle serait aussi, à proprement parler, insensée…
Car la surconsommation, «c'est avant tout une atteinte à l’émancipation collective» (7).
C’est aussi «une domina­tion de tous par une idéologie du pouvoir et de la force, à remplacer, dans une perspective d’émanci­pation, par un souci de vivre-ensemble (...) –un ordre éthique fort différent de celui qui régit le comportement de l’homo oeconomicus et sa cosmologie.» (8)
Le projet de la décroissance passe par un souci de redynamisation, d’esprit critique, de remise en cause des normes établies «dans les domaines où règne un faux consensus pesant et mortifère» (9).
Un projet qui n'est manifestement pas sans inspirer d'autres C.P.M.V.E.
Dont les créatifs culturels
Ou les indignés.

La dimension du faire: 
agir autrement

Deuxième dimension: celle du faire.
Que privilégient les militants.
Ceux-là mêmes qui, en effet, entendent avant tout agir sur la société.
Ceux-là mêmes qui, plus que tout, veulent passer de l’intention à l’action. 
Ceux-là mêmes qui, pour ce faire, cherchent fondamentalement à s'opposer.
Le tout dans le cadre d'une démarche qui leur est inspirée par des proches...
«Plus un individu est déjà au contact de personnes engagées dans l’action militante, plus sa situation personnelle minimise les contraintes professionnelles et familiales, plus ses projets d’engagement reçoivent l’aval de ceux dont il est effectivement proche, plus la probabilité de le voir militer s’accroît, explique le déjà nommé Erik Neveu.
Le soutien des proches, l’investissement d’amis dans un mouvement social est un facteur explicatif puissant des recrutements.» (10)
Place, alors, à la militance.
Qui se conçoit comme une opposition/implication.
- Opposition à un (ou des) adversaire(s) désigné(s).
- Implication...
. collective, dans des groupes associatifs (ONG, ASBL) et/ou politiques;
. voire individuelle, via l'adoption de comportements «différents» dans «ma» propre vie quotidienne. (11)

La dimension de l’être: 
exister autrement

Troisième dimension: celle de l'être.
Qu'affectionnent les méditants.
Bienvenue au pays de l'égotisme, entendu -on y reviendra- comme une quête de soi.
Bienvenue, notamment, au royaume d'un développement personnel qui peut renvoyer...
. soit à un processus psychothérapeutique visant à améliorer son rapport à soi, aux autres et au monde,
. soit au souci de «grandir dans sa vie» sans que celui-ci ne réfère à une approche réellement formalisée. (12)
Bienvenue, aussi, dans l'univers de la spiritualité, qu'elle soit religieuse ou «sans Dieu», «identifiée» (13) ou tâtonnante. (14)

(A suivre)

Christophe Engels 


(1) Neveu Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, Paris, 2011, p.10.
(2) Nous envisageons ici -et jusqu'à nouvel ordre- les «courants de pensée et modes de vie émergents» dans leur sens le plus large («lato sensu»).
(3) Nous verrons plus tard que les mutants constituent la pierre angulaire de ce que nous appelons «courants de pensée et modes de vie émergents». Nous en ferons donc les «courants de pensée et modes de vie émergents stricto sensu».
(4) Elster John, Le désintéressement. Traité critique de l'homme économique I, Seuil, Paris, 2009, p.9.
(5) Cfr. Commenne Vincent, Evaluation des valeurs et des comportements. Un nouveau regard sur les acteurs de changement, Créatifs Culturels en Belgique, 2023, p.38.
(6) Bayon Denis, Flipo Fabrice, Schneider François, La décroissance. Dix questions pour comprendre et en débattre, La Découverte, Paris, 2010, pp.139-141.
(7) Bayon Denis, Flipo Fabrice, Schneider François, idem, cit., pp.31-33.
(8) Bayon Denis, Flipo Fabrice, Schneider François, idem, pp.200-201.
(9) Bayon Denis, Flipo Fabrice, Schneider François, idem, p.45.
(10) Neveu Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, 1996-2011, pp.71-72
(11) Commenne Vincent, ibidem, pp.14-15.
(12) Commenne Vincent, ibidem, p.40.
(13) Commenne Vincent, ibidem, p.41.
(14) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): 
. la suite d'une longue série de messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents,
. (d'ici plusieurs semaines,) une enquête sur l'immigration...


lundi 10 février 2014

Courants de pensées et modes de vie émergents (14) Préférences indignées: essais transformés !


Pourquoi les indignés n'ont-ils 
ni leader ni programme?   
Parce que leur mouvement 
viserait avant tout 
l’amplification 
des pratiques 
altermondialistes 
de démocratie 
délibérative.  
Dixit le sociologue 
espagnol 
Eduardo Romanos.
 
Les nouveaux mouvements sociaux (N.M.P.) avaient redonné vie, en l’actualisant, au concept de démocratie directe.
Les altermondialistes, eux, ont opté pour l'expérience et la culture organisationnelle de la démocratie délibérative.
Bientôt suivis par les indignés.  
Dont les pratiques et les discours révèlent en effet une profonde affinité avec ce modèle.
Même recours à l'assemblée.
Même quête d'objectif(s) commun(s).
Et surtout même souci d'égalité, de langage inclusif et de transparence.

Transformation des préférences

Egalité?
Langage inclusif?
Transparence?
Trois principes qui, de près ou de loin, étaient déjà au cœur du modèle de démocratie directe et participative déployé, dans les années 1970 et 1980, par les N.M.P.
La valeur ajoutée de la démocratie délibérative se situerait donc ailleurs.
Elle résiderait dans l’accent mis sur la transformation des préférences.
«De fait, la délibération est le mode d’interaction le plus favorable pour cette transformation. (1)
Pour reprendre le raisonnement de Julien Talpin, la théorie de la démocratie délibérative répond sur ce point au paradigme du choix rationnel associé au modèle libéral de démocratie, qui conçoit cette dernière comme un mécanisme d’agrégation de préférences individuelles à travers le vote, écrit le sociologue espagnol Eduardo Romanos. (2)
Dans le modèle libéral, les préférences individuelles sont sacrées et doivent être protégées de l’intervention de l’État.
La théorie de la démocratie délibérative critique cette vision. (...) 
Si chacun vote selon ses préférences individuelles et que celles-ci sont déterminées par des intérêts individuels, les décisions collectives ne peuvent pas tendre vers le bien commun.
En revanche, l’objectif de la délibération serait la formation ou la découverte des préférences (réflexives) de chacun, et leur éventuelle transformation en vue du bien commun, à travers l’accès à l’information et un processus conscientd’apprentissage.» (4)

Pensée collective et écoute active

Le mouvement indigné semble donc reprendre à son compte le principe de la transformation des préférences.
D'où sa réflexion autour de la «pensée collective» et de l’«écoute active».
«La pensée collective est totalement opposée au système actuel qui fonctionne sur une pensée individualiste…
Normalement, face à une décision, deux personnes ayant des idées opposées auront tendance à s’affronter et à défendre violemment leurs idées en ayant pour objectif de convaincre, de l’emporter ou, tout au plus, de parvenir à un compromis.
L’objectif de la pensée collective est de construire.
C’est-à-dire que deux personnes avec des idées différentes mettent leur énergie à construire quelque chose.
Il ne s’agit pas alors de mon idée ou de la tienne.
Ce sont les deux idées ensemble qui vont produire quelque chose de nouveau qu’a priori ni toi ni moi ne connaissions.
C’est pour cela que l’écoute active au cours de laquelle nous ne sommes pas seulement en train de préparer notre réplique est absolument nécessaire.» (4)

Communication dépassionnée, raisonnée et logique

La pensée collective?
Quelque chose qui découle de la synthèse des intelligences et des idées individuelles. 
Non pas une somme éclectique, donc.
Plutôt le résultat de la synthèse.
Les intelligences individuelles mises au service du bien commun.
La création à partir de la différence, celle-ci étant appréhendée comme source d'enrichissement à l’idée commune.
«Pour que la transformation des préférences se produise, le processus délibératif doit être basé sur une communication de qualité. 
La formation de nouvelles préférences visant le bien commun se réalise au travers du débat et de la délibération, comprise comme une forme "dépassionnée, raisonnée et logique" de communication. (3)» (4)

De l'enceinte confinée à la place publique

Les indignés n'auraient-ils donc rien inventé?
Se seraient-ils contentés, consciemment ou inconsciemment, de copier l'original altermondialiste (5)?

Pas tout à fait.
Car à cet édifice, ils auraient apporté leur propre pierre.
Leur propre spécificité.
Leur propre contribution.

«Le 15-M a favorisé le transfert des pratiques délibératives depuis des enceintes plus ou moins limitées (par exemple, les campements, forums sociaux ou centres autogérés) vers les places, et c’est là que semble résider une différence importante.» (4)
Adiós, donc, à la discrétion de l'enceinte confinée. 
Et bienvenidos à la transparence de la place publique... (6)

(A suivre)

Christophe Engels

(1) Landwehr Claudia, Political Conflict and Political Preferences: Communicative Interaction Between Facts, Norms and Interests, Colchester: ECPR Press, 2009, p.118.
(2) Talpin Julien, Schools of Democracy: How Ordinary Citizens (Sometimes) Become Competent in Participatory Budgeting Institutions, Colchester: ECPR Press, 2011, p.16. Voir aussi, Offe, Claus, Crisis and Innovation of Liberal Democracy : Can Deliberation Be Institutionalised?, Czech Sociological Review, vol. 47, no. 3, 2011, p.447-472.
(3) Dryzek John S., Deliberative Democracy and Beyond, New York : Oxford University Press, 2000, p. 64.
(4) Romanos Eduardo, Les Indignés et la démocratie des mouvements sociaux, La Vie des Idées, le 18 novembre 2011, ISSN: 2105-3030. http://www.laviedesidees.fr/Les-Indignes-et-la-democratie-des.html (traduit de l’espagnol par Marie Cordoba).
(5) A moins qu'en l'espèce, cette nébuleuse elle-même ne doive d'ores et déjà être considérée comme un produit dérivé.
(6) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): la suite d'une longue série de messages consacrés aux courants de pensée et modes de vie émergents.


mercredi 5 février 2014

Courants de pensée et modes de vie émergents (13) Indignés: être ou ne pas être un mouvement social...

 














Le périple indigné 
doit-il être considéré 
comme un mouvement social?
«Oh, que non!»,
répond 
le sociologue français 
Alain Touraine.
«Mais si, mais si!»
rétorque 
son confrère espagnol 
Eduardo Romanos... 
 

Etre ou ne pas être un mouvement social.
Telle est la question.
Que l'on peut se poser à propos des indignés
Et qui n'appelle manifestement pas à réponse évidente.
Ainsi, Alain Touraine (1) et Eduardo Romanos... 

Alain Touraine: «Mais non, mais non...»  

«L’indignation ne désigne pas un "soulèvement" mais un "sentiment", explique le sociologue français des Nouveaux Mouvements Sociaux. 
C’est un sentiment en tant qu’il ne s’est pas encore transformé en action collective.
Être indigné signifie "je suis choqué par".»
Et d'en tirer la conclusion que l'aventure indignée ne relèverait donc pas du mouvement social... 
«Ce n'est pas un mouvement effectif.
Il s’agit d’un pré-mouvement, d’une disposition psychologique à lancer un mouvement si d’autres éléments favorables surviennent.
Un mouvement social n’est pas une pure initiative psychologique.
Il faut qu’une occasion, un événement de crise, un accident signe le départ du mouvement, c’est-à-dire d’une protestation sociale organisée.
 
Toutefois, il n’existe pas de mouvement social qui s’explique uniquement en termes de situation économique: il faut qu’il y ait une disposition psychologique pour le déclencher.» (2)
D'où la nécessité d'une prise de conscience.
D'un état d’esprit en vue de la protestation. 
Qui passe, en l'occurrence, par une situation de rejet, de défiance des citoyens envers les autorités.
«Je dirais que les Indignés sont un "mouvement de libération" plutôt qu’un mouvement révolutionnaire: ils rejettent une situation, s’en libèrent, sans construire, pour l’instant, d’autres solutions.» (2)

Eduardo Romanos: «Mais si, mais si!»

Pas un mouvement social, les indignés?
A voir. 
Pour cet autre sociologue qu'est l'Espagnol Eduardo Romanos (3), le courant des indignados est bel et bien à considérer comme tel. 
«Le 15M n’est ni un parti politique, ni une organisation de quelque type que ce soit, mais un mouvement social (...), construit en forme de réseau.
À l’intérieur de ce dernier circulent des flux denses et informels d’interaction entre des acteurs qui partagent une identité collective (ils ont le sentiment d’appartenir a une communauté d’"indignés") et qui sont en rapport de conflit avec ceux qui, à leur avis, sont les responsables du problème social qu’ils dénoncent dans leurs protestations (4).
(...) Les partis politiques agissent au niveau de la représentation d’intérêts alors que les mouvements sociaux "contribuent à redéfinir les coordonnées culturelles et politiques où se produit la représentation des intérêts" (5).
En ce sens, la critique déployée par les mouvements sociaux n’est pas simplement politique mais méta-politique (6). (...)
Les objectifs des mouvements vont au delà de la "remise en question des politiques du gouvernement", ou du remplacement des élites chargées de mettre en œuvre ces politiques.
Ils posent la question "de transformations plus amples qui touchent aux priorités sociales, aux mécanismes de base par lesquels la société agit".
Ce sont des "canaux à travers lesquels se diffusent dans la société des concepts et des perspectives qui, sans cela, continueraient à être marginaux" (7).
Ils participent à l’élaboration de nouveaux "codes culturels", pour reprendre l’expression d’Alberto Melucci.
Et ils le font, entre autres, par le biais de l’expérimentation.» (3)(8) 

(A suivre)

C.E.

(1) Le sociologue français Alain Touraine est directeur d'études à la très parisienne Ecole des Hautes Etudes de Sciences Sociales (EHESS). 
(2) Touraine Alain, Indignation: une protestation plutôt qu'un mouvement social. Questions à Alain Touraine, Sciences Humaines, n°235, mars 2012, www.scienceshumaines.com/indignes-les-nouvelles-formes-de-protestation_fr_28437.html (propos recueillis par Justine Canonne).
(3) Romanos Eduardo, Les Indignés et la démocratie des mouvements sociaux, La Vie des Idées, le 18 novembre 2011, ISSN : 2105-3030. http://www.laviedesidees.fr/Les-Indignes-et-la-democratie-des.html (traduit de l’espagnol par Marie Cordoba).
(4) Cette vision des choses se fonde sur le concept de mouvement social élaboré et diffusé par Mario Diani. Voir, parmi d’autres travaux, Diani, Mario, The Concept of Social Movement, The Sociological Review, vol. 40, no. 1, 1992, p. 1-25.
(5) della Porta, Donatella et Mario Diani, Social Movements: An Introduction (2nd ed.), Malden: Blackwell, 2006, p. 27.
(6) Offe, Claus, New Social Movements: Challenging the Boundaries of Institutional Politics, Social Research, vol. 52, no. 4, 1985, p.817-868.
(7) della Porta, Donatella et Mario Diani, op. cit., p.66 et 77.
(8) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): la suite d'une longue série de messages consacrés aux courants de pensée et modes de vie émergents.
 

vendredi 31 janvier 2014

Courants de pensée et modes de vie émergents (12) Indignés: les lendemains de la veille



Fini, le temps 
des campements.
Partout 
dans le monde,
la lassitude 
a gagné 
ceux qui 
ne voyaient pas 
apparaître 
le moindre 
changement 
significatif.
Vous vous 
indigniez?
J'en suis fort aise.
Eh bien, 
résignez-vous, 
maintenant... 



Ceux qui pensaient que les indignados risquaient de faire rendre gorge au système capitaliste se sont lourdement trompés.
L'avènement du 15-M (1) n'a absolument pas débouché sur une révolution. 
Et il n'a pas davantage fait chuter le gouvernement. 
On peut même se demander s'il a laissé la moindre trace...  
«Ici, en Espagne, il y a toujours eu un esprit libertaire très fort» (2), souligne Antonio Gómez, porte-parole de la «Plateforme Antiprivatisation de la Santé publique» (CAS).  
«La capacité à construire un autre monde est là.
Mais dans ce pays, les gens parlent beaucoup plus qu'ils n'agissent.
Il faut donc arrêter le spectacle.» (2)
Dixit Marcos Roitman, sociologue à l’Université Complutense de Madrid.
Qui ajoute... 
«Le 15-M a été, à tort, interprété comme l’explosion soudaine d’une indignation citoyenne généralisée. 
Mais cette indignation existait déjà bien avant le campement sur la Puerta del Sol.
Elle était organisée en collectifs citoyens hétérogènes, politisés, syndiqués.
Et elle se revendiquait autant d’une gauche anticapitaliste que de secteurs marginalisés par la politique conventionnelle. 
Le 15-M n’a fait que réunir ces luttes. 
Même si on lui saura gré d’avoir en parallèle ravivé la prise de conscience citoyenne et réveillé l'esprit critique.» (2)

Vous reprendrez bien un peu de réalisme

Trois ans plus tard, le mouvement des indignados a donc pris une nouvelle forme. 
Moins médiatisée, certes. 
Mais aussi plus réaliste. 
Ceux qui sont restés fidèles au 15-M ont donné le jour à des réseaux de soutien citoyen.
Dans tout le pays, des groupes d'action concrète se sont organisés à partir d'assemblées qui se tiennent régulièrement dans les quartiers.
Avec des objectifs considérablement revus à la baisse.
Des exemples?
. Une plateforme anti-expulsions a multiplié les occupations d'immeubles appartenant à des banques renflouées, voire créée (3), par l'Etat. 
. Un collectif «15-M PaRato» a fait éclater le scandale des «preferentes», ces produits financiers à hauts risques que les banquiers avaient sciemment présentés comme placements sûrs aux particuliers.
. Un syndicat madrilène de personnel soignant a fait mettre en examen deux anciens conseillers municipaux du système sanitaire de la capitale pour confusion entre intérêts publics et individuels dans l'attribution (frauduleuse) de contrats de services hospitaliers...

Liberté, liberté honnie...

Objectifs à la baisse, donc.
Mais résultats à la hausse.
Au point d'inquiéter les alliés conservateurs du Premier ministre Mariano Rajoy.
Qui se sont empressés de légiférer dans le sens d'un recadrage des libertés citoyennes fondamentales. 
Plus question, notamment, de manifester devant le congrès, le sénat ou un tribunal sans en avoir reçu l'autorisation préalable de la municipalité.

Real activism

Les indignados ont-ils un peu la gueule de bois?
Ils ne sont pas les seuls.
De l'autre côté de l'Atlantique également, on a éteint les lampions.
A New York et dans toute l'Amérique du Nord, les tentes de Occupy Wall Street ont, elles aussi, déserté l'espace public. 
Défaite par K.O.?
«Non, assure Maria Poblet, membre du mouvement aux Etats-Unis.
Occupy Wall Street a été un espace d’exaltation et de créativité. 
A bien des égards, il s’est traduit par une mobilisation inventive, relativement longue, qui a instauré au sein de la société américaine une «pause» psychologique inspirante dans la fuite en avant du capitalisme. 
En sensibilisant tous azimuts, cette mobilisation spontanée a changé le débat public aux États-Unis. 
Si bien qu'aujourd’hui encore, l’esprit de Occupy souffle sur les mobilisations contre le changement climatique, contre la dette ou contre le mal-logement.
Quand il s'agit de soutenir des causes liées à la la justice économique, les personnes et organisations qui se sont sérieusement impliquées dans Occupy Wall Street demeurent encore très actives. 
On continue donc à pouvoir compter sur elles pour façonner les prochaines initiatives susceptibles de contribuer à bâtir un mouvement de transformation de la société américaine.» (4)
Une transformation «bottom-up».
C'est-à-dire de bas en haut.
Car derrière les noms de «Occupy Sandy», de «Strike Debt», de «Walmart Workers» ou de «The Homes for All» se cachent des campagnes qui rassemblent des organisations communautaires et des nouveaux collectifs d’activistes. 
Soit, souvent, des personnes qui se sont engagées pour la première fois de leur vie et qui cherchent un moyen de continuer à militer pour le changement social.

Les pièces du... non-puzzle !

Reste que Occupy constitue moins que jamais, aujourd'hui, un ensemble unifié et planifié. 
Autant les différentes initiatives qui en sont issues s'avèrent liées par une critique partagée du système économique, autant elles se révèlent dépourvues de la moindre forme d'organisation forte ou d'alliance à long terme. 
«Un double besoin se fait sentir, reprend notre guide. 
D'abord, celui d’un espace ouvert de discussions et de convergences. 
Ensuite, celui de structures pour construire de la cohérence.
L'existence de groupes et de campagnes au niveau local est insuffisante en soi. 
L’absence d'organisation formalisée à l'échelle internationale a rendu difficile le maintien des relations de solidarité que les diverses entités Occupy avaient construites, entre elles et avec les mouvements émergents dans le reste du monde.» (4)
Un constat qui vaut aussi pour l'Espagne.
Et pour tous les autres pays qui furent de la fête indignée.
L'utopie, décidément, n'est plus ce qu'elle était... (5)

(A suivre)

Christophe Engels

(1) 15-M comme 15 mai, date où l'événement indigné s'est déclaré sur le Puerta del Sol et qui a donné son nom au mouvement des indignados espagnols.
(2) Pedestarres Nathalie, Trois ans plus tard, où en est le mouvement espagnol des indignés?, Basta!, 6 janvier 2014.
(3) Pour récupérer des actifs toxiques.
(4) Chapelle Sophie, Que reste-t-il du mouvement Occupy qui a secoué Wall Street?, Basta!, 16 mai 2013. 
(5) Ce message est étroitement inspiré des deux articles susmentionnés de Basta!
(6) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): la suite d'une longue série de messages consacrés à une  réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents.



lundi 27 janvier 2014

Courants de pensée et modes de vie émergents (11). L'indignation, en long et en large

 




 



                                                  
                                                    Les indignés pèchent-ils 
                                                    par leurs objectifs 
                                                    insuffisamment concrets?
                                                    Recourent-ils 
                                                    à des démarches trop incantatoires?
                                                    Sans doute.
                                                    Mais, comme se le demandait 
                                                    Thierry Verhelst,  
                                                    anthropologue belge 
                                                    récemment disparu,  
                                                    «qui donc possède 
                                                     les bonnes réponses?
                                                     Nous sommes 
                                                     à une époque charnière 
                                                     où l'humanité se cherche 
                                                     un autre avenir.
                                                     Il n'est pas raisonnable 

en ces circonstances 
d'exiger des programmes 
parfaitement ficelés.»
D'où ces propos, 
publiés, à la mort de Stéphane Hessel,
par le Guardian.
Qui inscrit l'indignation 
dans une perspective historique.    
Et considère que l'influence 
du Français né Allemand 
persiste un peu partout.
Urbi et orbi.



«Il arrive que des pays, sinon des civilisations entières, prennent de mauvaises habitudes. 
Voire pire...
C’est pourquoi, du temps des prophètes jusqu’à nos jours en passant par l'époque des Savonarole et autre Luther, l’indignation, la colère et les appels à un ressaisissement moral se sont de tous temps révélés nécessaires. 
Une adrénaline sociale qui a des effets à la fois créatifs et destructeurs.
Sans que, le plus souvent, nous ne comprenions lesquels finiront par prévaloir.»

Un coup de barre? 

Indignez-vous! 
Et ça repart...

«Mais qui pourrait nier le besoin de personnalités comme Stéphane Hessel (...) ou Beppe Grillo, qui va très bien, merci. 
Hessel, dont le pamphlet Indignez-vous! s’est répandu un peu partout sur la planète et a été traduit dans des dizaines de langues, a servi de source d’inspiration aux partisans de Grillo autant qu'aux indignados espagnols ou aux manifestants américains d’Occupy Wall Street
L’indignation, c'est autre chose que la révolution, la rébellion et la restauration, même si tout est dans tout. 
Lui arrive-t-il de s'avérer simpliste, feinte ou hors de propos?
Peut-être.
Mais sans elle, la vie s'enfoncerait dans une perpétuelle routine. 
Brisant systématiquement dans l'oeuf la moindre perspective de nouveau départ.» (1)

(A suivre)

C.E.

(1) Ce message est l'adaptation française d'un texte paru dans The Guardian au lendemain de la mort de Stéphane Hessel.
(2) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): la suite d'une série de messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents.




«Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s'y prendre de manière violente. 
Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l'idée de révolte ne viendra même plus à l'esprit des hommes. 
L'idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. 

Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l'éducation, pour la ramener à une forme d'insertion professionnelle. 

Un individu inculte n'a qu'un horizon de pensée limité, et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l'accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. 

Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l'information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. 
Surtout pas de philosophie. 

Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe: on diffusera massivement, via la télévision, des informations et des divertissements flattant toujours l'émotionnel ou l'instinctif. 
On occupera les esprit avec ce qui est futile et ludique. 

Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d'empêcher l'esprit de penser. 
Comme tranquillisant social, il n'y a rien de mieux. 
En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l'existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d'entretenir une constante apologie de la légèreté; de sorte que l'euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté.» (1)

(1) Huxley Aldhous, Le Meilleur des mondes, Pocket, 1977 (1932)