samedi 28 juin 2014

Courants de pensée et modes de vie émergents (38) Anthropologie philosophique. Clic, clac, Socrate!


Cet homme… 
Cet homme concret... 
Bon sang! 
Mais c’est vous-même!
Attention! 
Vous êtes dans le viseur 

En cette époque de vulgarisation tous azimuts qui est la nôtre, l’expression «anthropologie philosophique» fait presque office de gros mot. 
Pourtant, à y regarder de plus près, elle pourrait bien profiter de l’air du temps. 
Non pas qu’un Martin Heidegger, un Hans Georg Gadamer ou même un Paul Ricoeur soit en passe d’enthousiasmer les foules. 
Mais le projet de rejoindre une philosophie authentique en prenant appui sur le (toujours) très en vogue «développement personnel» est désormais porté par certains. 
Dont le philosophe français Michel Lacroix. 
Qui, pour rappel, défend l’idée que le mouvement en question aurait tout à gagner d’un élargissement en une «philosophie de la réalisation de soi» (1)
Fût-ce à un niveau infiniment plus convivial, loin -très loin- des cénacles universitaires, un tel projet reflète l’esprit de l’anthropologie philosophique…

Entre philosophie et anthropologie, mon coeur balance

Qu’est ce que l’homme? 
Telle est la question posée par l’anthropologie philosophique. 
Qui n’est pourtant pas la seule à s’interroger de la sorte... 
La philosophie, en effet, lui fait concurrence. 
Tout comme l’anthropologie.
Oui, mais…
Là où la philosophie s’intéresse facilement à l’abstraction de «l’humain» ou de «l’humanité», l’anthropologie philosophique se penche sur l’homme concret. 
«L’homme en chair et en os, précise le philosophe espagnol Miguel de Unamuno.
Celui qui naît, souffre et meurt.
Celui qui mange, boit, joue, dort, pense et aime.» (2)
Par ailleurs, là où l’anthropologie scientifique cherche à ramener à l’objectivité et se méfie de l’introspection, l’anthropologie philosophique s’appuie résolument sur l’intériorité. 
Qui plus est sur mon intériorité.
Si je cherche à découvrir l’homme, c’est donc directement, dans le concret de ma propre existence.
En la matière, Socrate (3) fait œuvre de précurseur. 
Son «Connais-toi toi-même» renvoie à un double décentrement:
. de l’extérieur (l’homme appréhendé objectivement) vers l’intérieur (l’intériorité du «soi»),
. de l’intérieur en général vers mon intérieur en particulier (vécu à la première personne du singulier).
Le philosophe grec appelle à se montrer courageux. 
Assez courageux pour voir ce qui vit en moi. 
Assez courageux, aussi, pour admettre que cette auto-connaissance n’est possible qu’en relation avec une connaissance à la deuxième personne. 
Ma connaissance de moi-même n’a de sens que sous le regard de l’autre. 
Me trouver, c’est te trouver. 
Tel sera aussi, huit siècles plus tard, le fondement du «recueillement» d’Augustin (4).

Entrez, c'est ouvert...

Ce repli sur soi ne conduit donc pas au narcissisme ou au solipsisme (5)
Il est au contraire la condition nécessaire d’une ouverture, à l’autre et au monde. (6)
 
(A suivre)

Christophe Engels

 
(1) Lacroix Michel, Se réaliser. Petite philosophie de l’épanouissement personnel, Paris, Robert Laffont, coll. Réponses, 2008, p.22.
(2) Unamuno Miguel, Le sentiment tragique de la vie, Folio, Paris, 1997.
(3) 470-399 avant Jésus-Christ.
(4) 354-430.
(5) «Le solipsisme désigne une clôture du sujet pensant sur lui-même à l’exclusion de toute réalité extérieure dont il n’ a aucune certitude qu’elle existe.» (Alain Renaut (avec la collaboration de Jean-Cassien Billier, Patrick Savidan et Ludivine Thiaw-Po-Une), La Philosophie, Albin Michel, Paris, 2006, p. 208).
(6) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):   
. la suite d'une série de messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents,
. des analyses sur la social-démocratie, l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés) et l'immigration.


mardi 24 juin 2014

Courants de pensée et modes de vie émergents (37) «Engagement phi». Le retour de la philo momie



 

Pour contester 
l'individualisme 
marchand, 
le développement 
personnel 
a fait chou blanc.
Place, donc, 
à une alternative.
Celle de la philo.
Une «philo.2».
Une «philoso...vie».
Une philosophie de
l'épanouissement 
personnel.


L'individualisme marchand.
Un état d'esprit et un mode de vie dont la crise du moment contribue chaque jour davantage à élargir le cercle des détracteurs.
De quoi étayer la thèse de ceux qui, comme le regretté anthropologue culturel Thierry Verhelst, croient déceler dans nos sociétés les prémices d’un retournement intérieur, d’une «révolution» sans «Grand Soir», d’un quadruple changement: culturel, spirituel, économique et social (1).
De quoi, aussi, renforcer le poids de ceux qui ont pour projet de faire la jonction entre la vague un peu surfaite du «développement personnel» et l’authenticité d’une philosophie digne de ce nom.
Parmi eux, le plus qu’accessible Michel Lacroix (2).  
Qui défend l’idée que la vague en question aurait tout à gagner d’un élargissement  en une «philosophie de la réalisation de soi».  
Histoire de puiser «dans l’héritage des philosophes et des écrivains qui, depuis deux  siècles, ont réfléchi au problème de l’existence.» (3)

Développement: plus vrai que... culture!

«Au tournant des années 1960, la réalisation de soi a pris (...) une nouvelle orientation, une orientation qui s'est traduite tout d'abord par l'adoption d'une nouvelle appellation, raconte le philosophe français.
On s'est mis à parler de "développement personnel".» (4)
Rapidement, d'innombrables techniques allaient voir le jour. 
Des techniques contre-nature?
Oui et non.
Car autant elles ne se fixeraient pas d'autres objectifs que d'
«actualiser le potentiel que l'on porte en soi» et de «mobiliser des ressources propres», autant elles n'auraient de cesse de flirter avec l'excès (donc d'y tomber plus souvent qu'à leur tour) en érigeant en dogme la responsabilité personnelle illimitée.
Des techniques contre-culture?
Oui, incontestablement... 
«Les pédagogues, sociologues, psychologues, philosophes, écrivains qui se pressaient dans ce think tank des sciences humaines (...) brandissaient le drapeau de la contre- culture.» (5)

Les trois bouc-émissaires de la contre-culture

La contre-culture, explique encore l'auteur de «Se réaliser. Petite philosophie de l’épanouissement personnel», était d'abord une déclaration de guerre contre la culture classique, dite «bourgeoise» et appréhendée comme capitaliste, élitiste, aliénante et écrasante. (6)
«En matière littéraire, artistique, philosophique, insistait-elle, tout le monde a le droit de s'exprimer, tout le monde peut créer.
"Nous sommes tous des créateurs": tel était le slogan.
Avec ce corollaire égalitariste: "
tout se vaut".» (7)
La contre-culture visait aussi une seconde cible: la raison.
Accusée d'être déshumanisante, réductionniste et séparatiste.
«Contre l'objectivité scientifique, la contre-culture défendait les droits de la subjectivité, du ressenti.» (8)
Enfin, la troisième «tête de Turc» renvoyait aux religions de la transcendance.
«A ce dualisme, la contre-culture opposait une approche moniste.
Elle décrivait le cosmos comme un tout, une unité, un "holos".
Cette vision holistique du monde excluait toute séparation entre le divin et l'humain.» (9)

Victimes collatérales

Reste que les premières victimes collatérales du développement personnel furent nos écrivains, philosophes et autres artistes qui, jusque-là, avaient mené la réflexion sur la réalisation de soi.      
«La cible que visaient les partisans de la contre-culture n'était pas tant (...) la culture en général que la culture occidentale.» (10)
L'heure de gloire de l'Orient avait sonné.
Au point de faire passer nos propres trésors par pertes et profits.
Une erreur flagrante, sans doute.
Qui, à tout le moins,  rappelle que ce qui excessif est insignifiant...
D'autant que «Si riches soient-elles, les sagesses orientales (...) restaient tributaires des civilisations au sein desquelles elles étaient nées, c'est-à-dire de civilisations où, d'une manière générale, l'individu n'était pas considéré comme la valeur suprême.» (11) 
Et l’auteur de renvoyer tout particulièrement à deux noms...   
. Celui d’Abraham Maslow, qui considère que la société doit offrir à tous ses  membres «la possibilité de se réaliser» (12)  
. Et surtout celui d’Emmanuel Mounier, qui appelle de se vœux une «civilisation personnaliste (...) dont les structures et l’esprit sont orientés vers l’accomplissement comme personne de chacun des individus qui la composent(13)(14)  

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Cfr. Verhelst Thierry, Des racines pour l’avenir. Cultures et spiritualités dans un monde en feu, L’Harmattan, Paris, 2008.
(2) Lacroix Michel, Se réaliser. Petite philosophie de l’épanouissement personnel, Robert Laffont, coll. Réponses, Paris, 2008.
(3) Engels Christophe, Le grand retour du personnalisme?, in Perso. Regards personnalistes, n°16, octobre 2008, p.3. 
(4) Lacroix Michel, ibidem, p.152.
(5) Lacroix Michel, ibidem, p.153.
(6) Cfr. Lacroix Michel, ibidem, pp.152-154.
(7) Lacroix Michel, ibidem, p.155.
(8) Lacroix Michel, ibidem, p.155.
(9) Lacroix Michel, ibidem, 2008, p.156.
(10) Lacroix Michel, ibidem, 2008, p.161
(11) Lacroix Michel, ibidem, 2008, p.163.
(12) Maslow Abraham, The Farther Reaches of Human Nature, Penguin book, New York, 1994.
(13) Mounier Emmanuel, Manifeste au service du personnalisme, in Œuvres, tome I, Le Seuil, Paris, 1961.
(14) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):  
. la suite d'une série de messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents,
. des analyses sur la social-démocratie, l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés) et l'immigration.


jeudi 19 juin 2014

Courants de pensée et modes de vie émergents (36) Engagement mutant. S'impliquer pour construire













Comment s'engage le «mutant»?
D'abord en pensant et en agissant
par, sinon contre lui-même.
Ensuite 
en prenant 
position 
par  rapport 
à l'autre.
Enfin
en persistant 
dans la 
construction
d'un projet. 
Quitte, 
pour ce faire, 
à changer 
de collectif 
et/ou 
d'asso-
ciation.


Autant d'efforts sur soi-même.
Autant de voies qui mènent à l'engagement mutant.
Autant de préalables, donc.
Utiles, certes.
Nécessaires, sans doute.
Indispensables, peut-être.
Mais en aucun cas suffisants.
Ainsi le sociologue français Jacques Ion (1)...
«Dans un contexte d'individuation où les épreuves ordinaires sont le terreau de la définition de soi, il faut bien admettre qu'une certaine façon de penser abstraitement la citoyenneté supposant arrachement et apprentissage, ne représente peut-être pas et sans doute de moins en moins le modèle pertinent.» (2)
C'est que le combat intérieur doit encore se muer en lutte collective.
Sur le plan de la réflexion.
Et aussi dans le domaine de l'action. 

Je pense, donc... j'agis!

«On éprouve toujours une certaine réticence à qualifier d'"accomplie" une vie qui n'a pas été vraiment investie dans l'action, écrit le philosophe français Michel Lacroix (3). (...)
C'est pourquoi (...) l'autoréalisation ne peut être confondue purement et simplement avec la sagesse. (...)
L'action n'est pas une option facultative de l'auto-réalisation. 
Elle en est un attribut essentiel, une propriété constitutive.» (4)
S'il convient de penser par, voire contre soi-même, il importe donc également au mutant d'agir de la même façon.
Et autant il lui semble opportun de mettre sa pensée à l'épreuve du débat contradictoire, autant il lui paraît par ailleurs bienvenu d'agir en fonction de l'autre.
Avec ce dernier si possible.
Ou, à défaut, malgré celui-ci.

Qu'il soit a priori considéré comme un ennemi.
Ou alors comme un ami.  
Souvenez-vous de la jolie leçon professée au détour de la fameuse saga de Harry Potter: «S'il faut beaucoup de courage pour tenir tête à ses ennemis, il en faut encore plus pour s'opposer à ses amis 

Mutant: un engagement citoyen...

En général cependant, «L'engagement ne se conçoit que vis-à-vis d’autrui et de la collectivité en dehors du cercle familial et amical, fait valoir la sociologue belge Anne-Marie Dieu (5). 
Pour autrui, donc, ou incluant pour autrui.
Ce qui suppose deux types d'enjeu: 

. social d'une part,  
. sociétal ou politique d'autre part.» (6)
Sans doute l'engagement mutant se rapproche-t-il, en ce sens, de celui que la Fondation Roi Baudouin qualifie de «citoyen»... 
«L’activité citoyenne se définit essentiellement par son intention: au-delà d’un cercle familial ou amical, contribuer au bien-être d’autres individus ou de la collectivité dans son ensemble. 
Elle ressort d’une dynamique de la société civile, qui n’est ni commerciale, ni partisane. 
Elle ne vise donc pas essentiellement un profit financier ou un intérêt particulier.
En ce sens, elle est gratuite.
Bref, l’activité citoyenne répond essentiellement à une éthique de la participation.
Peu importe qu’elle soit bénévole, défrayée ou indirectement rémunérée dans le cadre d’un emploi.» (7)

...ancré dans la singularité de la personne

Encore, pour se faire mutant, cet engagement citoyen se doit-il d'être ancré dans le vécu de la personne.
«A caractériser ainsi l'existence même de l'individu singulier, l'engagement ne peut alors être présenté sous les seuls traits de l'engagement univoque et définitif. (...)
Plutôt qu'adhésion inconditionnelle, il va de plus en plus pouvoir signifier multiplication des expériences.
» (8)
Dans ces conditions, l
'engagement pour telle ou telle cause ne relève plus seulement de l'adhésion à des valeurs ou du respect à des normes.
Il suppose une remise en cause permanente. 
Il s'expérimente au quotidien.
Il s'expose au feu de l'action et des épreuves.
L'engagement politique?
«Comme il en va pour les religions, où chacun tend à se construire ses propres croyances et ses propres règles, chacun est conduit à bricoler personnellement son rapport aux grands systèmes politiques.» (9 )
L'engagement associatif?
«Les engagements dans des associations à but voisin mais hier idéologiquement très opposées comme le Secours catholique et le Secours populaire tendent (...) à s'effectuer aujourd'hui indépendamment des affiliations politico-religieuses qui les organisaient précédemment.» (10)

Zapping or not zapping?

Doit-on alors parler, aujourd'hui, de «militant zapping»?
«Oui et non, répond Anne-Marie Dieu.
Oui dans la mesure où il tend à passer d'un collectif ou d'une association à une autre.

Non parce que le projet, lui, reste sensiblement le même.» (11)
Ajoute l'intéressée. 
Qui précise par ailleurs que, de nos jours, la mobilisation va de plus en plus vers le ludique, la créativité et la culture.
Et qu'a priori, là où les femmes sont davantage attirées par le local, les hommes ont plus d'atomes crochus avec ce qui est formalisé et politique. (12)

(A suivre)

Christophe Engels
 
(1) Jacques Ion a écrit de nombreux ouvrages sur l'engagement et le militantisme..
(2) Ion Jacques, S'engager dans une société d'individus, coll. Individu et société, Armand Colin, Paris, Paris, 2012, pp.170-171.
(3) Michel Lacroix est maître de conférences aux universités et auteur de plusieurs ouvrages.

(4) Lacroix Michel, Le développement personnel, Flammarion, coll. Dominos, Paris, pp.71-72.
(5) La Belge Anne-Marie Dieu est sociologue à HEC-ULg (Université de Liège) et au Centre Socialiste d'Education Permanente (Cesep).
(6) Dieu Anne-Marie, propos tenus au cours du débat «Quel engagement, quelles alliances?» organisé le 22 octobre 2013 au Théâtre National de Bruxelles dans le cadre du Festival des Libertés
(7) Fondation Roi Baudouin, Un espace pour l'activité citoyenne, Bruxelles, 2001, http://www.kbs-frb.be/uploadedFiles/KBS-FRB/Files/FR/PUB_1242_Un_espace_activite_citoyenne.pdf. 
(8) Ion Jacques, ibidem, p.94.
(9) Ion Jacques, ibidem, p.95.
(10) Ion Jacques, ibidem, p.98. 
(11) Dieu Anne-Marie, propos tenus au cours du débat «Quel engagement, quelles alliances?» organisé le 22 octobre 2013 au Théâtre National de Bruxelles dans le cadre du Festival des Libertés
(12) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): 
. la suite d'une série de messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents,
.
des analyses sur la social-démocratie, l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés) et l'immigration.



jeudi 12 juin 2014

Politique fiction. Crise de...mauvaise foi














L'électeur en appelle 
de plus en plus  souvent 
aux expédients des 
et autre populisme.
Mais dès lors qu'il s'agit 
d'expliquer ce constat, 
un  paramètre semble sous-estimé. 
Qui apparaissent, au mieux,
comme des monstres


Les hommes politiques sont accusés de tous les maux.
Excessivement sans doute.
Car, de plus en plus, ils se retrouvent pieds et poings liés.
Liés aux banques, à cause (surtout) de l'endettement public.  
Liés aux entreprises multinationales, en raison (essentiellement) de la montée du chômage.
Liés, aussi, aux agences de notation américaines.
A la législation européenne. 
Aux traités internationaux.
Etc., etc., etc...
Bref, l'impuissance grandit toujours davantage.  
Et se traduit par une incapacité de plus en plus manifeste à résoudre les problèmes structurels de notre temps.

Efficacité et légitimité: la double crise

Faut-il fustiger sans nuance nos hommes politiques nationaux? 
Leur faire porter le chapeau?
Leur faire endosser toute la responsabilité de la morosité, de l'irascibilité, voire de l'exaspération ambiante?
Non, évidemment.
Pas plus qu'il ne convient, sauf à céder aux sirènes du nauséabond populisme, de les mettre tous dans le même sac.
Il n'empêche.
Globalement et quelles qu'en soient les raisons, les problèmes de fond semblent insuffisamment pris en charge.
Pire: l'impuissance en question «s'accompagne d'une surexposition du trivial, encouragée par un système médiatique qui, (...) fidèle à la logique du marché, en est venu à préférer monter en épingle des conflits futiles plutôt que d'analyser des problèmes réels, surtout en période de baisse des parts de marché de l'audiovisuel.» (1)
Ainsi s'exprime, sans détour, l'historien culturel David Van Reybrouck.
Qui, non content de frapper fort, réussit à taper
juste.
En expliquant, par exemple, que «Le caprice du moment règne comme jamais auparavant.» (2)
Ou alors que «Les incidents attirent plus facilement l'attention des médias que des débats de qualité» (3), donnant même naissance à un judicieux néologisme: «incidentalisme»... 

La démocratie du roquet

Et la démocratie de céder toujours davantage aux... roquets de l'ambivalence, elle qui, d'un côté, perd tout ou partie de son mordant et qui, de l'autre, se fait de plus en plus bruyante.
«L'homme politique d'aujourd'hui peut ou plutôt doit crier sur les toits ses propres vertus -les élections et les médias ne lui laissent pas le choix- de préférence en serrant les points, en raidissant le jarret et en ouvrant en grand la bouche, car c'est une posture avantageuse qui donne une impression d'énergie, décrit, avec autant d'impertinence que de pertinence, le grand pourfendeur belge du "syndrome de fatigue démocratique"
Du moins le croit-il.
Au lieu de reconnaître avec humilité la modification des rapports de pouvoir et d'aller à la recherche de nouvelles formes de gouvernement qui fassent sens, l'homme politique est obligé de continuer à jouer le jeu médiatico-électoral, souvent contre son gré et celui du citoyen, qui commence à trouver le spectacle un peu fatigant: toute cette hystérie exagérée et artificielle n'est pas de nature à restaurer sa confiance.» (4) 

«J'accuse...»

Plus que jamais, dénonce Van Reybrouck, le débat public est devenu un spectacle...
. Soigneusement contrôlé.
. Géré par des équipes rivales de professionnels spécialisés dans les techniques de persuasion. 

. Réduit à un nombre limités de sujets, choisis au préalable par ces équipes.
Un petit jeu électoral qui relègue l'essentiel à l'arrière-plan.
Car c'est en coulisses que prend forme la véritable politique.
Celle des contacts directs entre les gouvernements élus et ces élites qui représentent surtout les intérêts des milieux d'affaires.

Les coulisses du spectacle

D'un côté, donc, la scène, où se joue le spectacle.
De l'autre, les coulisses, où siègent les véritables enjeux. 
De la première, la démocratie tire-t-elle la légitimité qui détermine le soutien des citoyens à l'action publique?
Des secondes, obtient-elle l'efficacité qui correspond à la capacité d'agir?

«Aujourd'hui, les démocraties occidentales sont confrontées simultanément à une crise de la légitimité et à une crise de l'efficacité» (5), explique en tout cas celui qui est aussi archéologue.
- Une crise de légitimité?
Oui.
Qui se manifesterait par trois symptômes indéniables... 
. D'abord, les gens se dérangent de moins en moins pour aller voter. 
. Ensuite, les électeurs se révèlent toujours moins constants dans leurs choix.
. En outre, les partis politiques sont en perte d'adhérents.  
- Une crise d'efficacité?
Tout autant.
Qui serait, elle aussi, entrée dans une triple zone de turbulences... 
. D'une part, les consultations préparatoires à la formation d'un gouvernement durent de plus en plus longtemps, surtout dans les pays gouvernés par des coalitions complexes. 
. D'autre part, les partis de gouvernement sont sanctionnés de plus en plus lourdement.
. Enfin, l'action publique prend de plus en plus de temps.

Assez! 

Et un constat de se révéler en filigrane de cet état des lieux: la mauvaise foi de nos politiciens ne passe plus.
Car l'électeur est lassé.
Fatigué.
Ereinté.
Excédé.

Assez, donc, des effets de manche!
Plus qu'assez des formules creuses!
Marre des petites phrases!
Ras le bol des excès de langage!
Ras la casquette des discours et comportements ignominieusement partisans!
Basta, le refus d'une complexité dont on redoute qu'elle affaiblisse la rhétorique d'un discours et, de là, la force de conviction!
Plein le dos de ces argumentations conçues pour percuter à tout prix, au détriment même de toute préoccupation renvoyant à une conviction profonde, voire carrément à la vérité!
Par dessus la tête de ces cadres de parti qui, en désaccord profond avec la tendance que prend leur formation, n'en continuent pas moins à la défendre effrontément!
Jusque là de ces militants qui, aveuglement engagés dans la défense d'un courant politique, se refusent obstinément à enclencher une marche arrière devenue indispensable!
Ras la casquette de ces opposants qui ne cherchent même plus vraiment à cacher que leur travail de sape se justifie essentiellement, sinon exclusivement, par le plus vulgaire des règlements de compte!
...

Bonne foi bien ordonnée commence par soi-même...
 
Les institutions, bien sûr, ont vocation à limiter l’influence de la mauvaise foi dans l’exercice du pouvoir.
Et ni les procédures de contrôle ni les processus de division et d'équilibre des pouvoirs n'ont plus à démontrer leur (grande) utilité. 
Mais de tels garde-fous ne suffisent plus.
Car la mauvaise foi ronge notre démocratie jusqu’à la moelle.
Or, «Se résigner à la mauvaise foi en politique, c’est accepter que s’instaure une facilité simplificatrice dans les débats démocratiques, là où pourtant la complexité en fait sa richesse. 
La mauvaise foi tue la démocratie et c’est elle, en chacun de nous, que nous devons détruire si nous voulons un jour trouver les véritables solutions aux problèmes plus terre à terre mais non moins complexes qui empoissonnent la vie de nos concitoyens et qui sont l’objet de la Politique.» (6)
Ainsi s'exprime l'auteur d'une réflexion engagée sur «La mauvaise foi en politique».
«La lutte contre la mauvaise foi en politique est donc d’abord une affaire personnelle, que chacun doit régler en son âme et conscience.» (7)
Chacun.
Donc pas seulement l'homme politique...
«Ainsi, un électeur ne devra pas seulement être de bonne foi dans ses raisonnements, il devra aussi s’efforcer de voter pour un homme ou une femme qui en plus d’être apparemment de son avis, sera sans mauvaise foi.» (8)
Et pour cause.
Sans bonne foi, la politique se pervertit. 
De vertueuse, elle se fait virtuelle. 
Et vire, du coup, à la «politique politicienne».
Celle-là même qui dérive en «affaire».
Celle-là même qui crée un appel d'air extrémiste, nationaliste et/ou populiste. 
Celle-là même dont tant de citoyens se sont lassés.
Et dont nous ne voulons plus. (9)  

Christophe Engels

(1) Van Reybrouck David, Contre les élections, Acte Sud, coll. Babel, Arles (France), p.25.
(2) Van Reybrouck David, idem, p.25.
(3) Van Reybrouck David, idem, p.25.
(4) Van Reybrouck David, idem, p.27.

(5) Van Reybrouck David, idem), p.27
(6) La mauvaise foi en politique, http://reflexions-engagees.tumblr.com/post/16059869957/la-mauvaise-foi-en-politique.
(7) La mauvaise foi en politique, idem.
(8) La mauvaise foi en politique, idem.
(9) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une longue série de messages sur les courants de pensée et modes de vie émergents,
. des analyses sur la social-démocratie, l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés) et l'immigration. 


Enthousiasme et suspicion: le paradoxe de la démocratie (1)

«Il se passe une chose bizarre avec la démocratie: tout le monde semble y aspirer, mais personne n'y croit plus. (...) 
Cette baisse de confiance est partiellement imputable aux jeunes démocraties. (...)
La pratique est souvent moins rose que l'idéal, surtout si la démocratisation de leur pays va de pair avec la violence, la corruption et la récession économique.
Mais là n'est pas la seule explication.
Même des démocraties solidement établies sont de plus en plus souvent confrontées à des signes contradictoires d'attraction et de rejet.
Nulle part ce paradoxe n'est aussi frappant qu'en Europe.
(...)
L'intérêt pour la politique est plus grand aujourd'hui qu'hier. 
Il n'est donc pas question d'une vague d'apathie.
Cela doit-il nous rassurer?
C'est à voir. 
Une époque où l'intérêt pour la politique s'accroît tandis que la confiance dans le monde politique diminue a forcément une composante explosive.
Le fossé s'élargit alors en effet entre ce que pense le citoyen et ce qu'il voit faire par l'homme politique, entre ce qu'il estime indispensable en tant que citoyen et ce que l'Etat néglige de faire selon lui.
Il en résulte de la frustration.»

David Van Reybrouck

(1) Extrait de Van Reybrouck David, Contre les élections, Acte Sud, coll. Babel, Arles (France), pp.11-15.