mardi 14 octobre 2014

Immigration, Moi, demandeur d'asile...





Il s'appelle Elçin.
Il est originaire d'un pays caucasien.
Et il a suivi toute la procédure de demandeur d'asile.
Son parcours, comme si vous y étiez...


Sous peine de devenir un «sans papier», tout étranger non ressortissant de l’Union européenne qui arrive en Belgique et se dit victime de persécutions doit, dans les huit jours, demander l’asile auprès de l’institution ad hoc (1).
Sous réserve de vérification de la compétence du plat pays en la matière (2), son dossier sera alors transmis, pour instruction, à un autre organisme (3).
Pendant la durée de la procédure (en moyenne neuf mois), l’intéressé aura droit à une place dans une structure d’accueil ainsi qu’à une aide matérielle (gîte, couverts, vêtements).
Il sera ainsi accueilli dans l'un ou l'autre de la cinquantaine de centres prévus à cet effet (4).
Soit, au total, une vingtaine de milliers de places (5), sans compter celles que peut, en cas d’urgence, faire ouvrir le gouvernement dans des casernes et autres bâtiments publics.

De la théorie à la pratique

«C’est pour ma part au lieu dit "Petit Château" que j’ai attendu la réponse à une demande introduite en tant que candidat réfugié, se rappelle Elçin (6).
La capacité d’accueil y avoisine les 900 à 1000 personnes.
Qui sont logées dans des chambres à dix lits, séparées les unes des autres par de simples rideaux.
Séjour idyllique?
Loin s’en faut.
Passons rapidement sur le manque de confort ou sur la cuisine, vraiment très mauvaise.
Car il y a plus grave…
Les vols d’ordinateurs portables, de GSM ou d’espèces sonnantes et trébuchantes par exemple, qui sont monnaie courante.
Ou alors la drogue, qui circule à satiété.
Durant mon séjour, j’ai en outre assisté à quelques épisodes marquants.
Comme des descentes de police, venue arrêter des membres du P.K.K. (7).
Ou l’intervention musclée de ces mêmes forces de l’ordre suite aux cris d’effroi d’une maman qui s’était rendu compte que son petit protégé avait été piégé dans une salle de bain par un adulte manifestement mal intentionné.»
Pour tuer le temps, Elçin, fort heureusement, ne s’est pas contenté d’assister à ce genre d’événements.
Car il n’est pas vraiment homme à s’appesantir sur son sort…
«J’ai rencontré des gens fort intéressants, reprend notre guide.
Je me souviens notamment de l’un ou l’autre opposant politique congolais.
Ou d’un artiste irakien.
Par ailleurs, j’ai été heureux de pouvoir profiter des facilités qui étaient gracieusement mises à notre disposition: nouvelles salles de bain, Club Internet, Fitness Club, activités culturelles, excursion à Ostende… 
Et surtout, je me suis consacré assidûment à des cours de français. 
Une langue dont, à l’origine, j’ignorais tout.
Mais que j’avais néanmoins toujours rêvé de connaître.
Je me suis donc inscrit avec empressement aux cours qui m’étaient proposés deux fois par semaine.
Problème: ils étaient organisés à 18h.
Soit très exactement à l’heure… du repas du soir !
Tant pis!
J’ai préféré me remplir l’esprit que l’estomac… 
Et je suis très fier, aujourd’hui, de faire mieux que me débrouiller dans la langue de Voltaire.»
Elçin a attendu.
Attendu.
Attendu…
Dans l’angoisse d’une décision négative qui aurait obligé le postulant déçu à repartir pour un tour, en introduisant un recours suspensif (8).
Puis, au terme de ce processus, à s’exposer au risque de recevoir l’ordre, tant redouté, de quitter le territoire…

Le premier jour du reste de ma vie…

Neuf mois plus tard, la procédure a enfin accouché d’une réponse...
Ouf! Positive!
«Je n’étais certes pas encore tout à fait sorti de… l’auberge, se rappelle l’impétrant.
Car j’avais encore trois mois à passer au Petit Château avant de pouvoir trouver un logement. 
Mais la perspective, désormais, était bien différente…»
Grâce au statut de réfugié qui donne droit à la fameuse «carte B», synonyme de permis de séjour pour cinq ans.
Avec, à la clé, un droit au revenu d’intégration
«Je veux reprendre des études, s’enthousiasme un Elçin monté sur des ressorts.
Puis apprendre le néerlandais.
Et l’espagnol.
Je travaillerai la nuit s’il le faut.
Mais j’y arriverai.
Vous allez voir ce que vous allez voir…» (9)

(A suivre)

Christophe Engels 


(1) En Belgique, il s'agit de l'Office des étrangers. Soit l'équivalent de l'Office Français de l'Immigration et de l'Intégration (OFII) ou de l'Office Fédéral des Migrations de la Confédération Suisse (OFMCS).
 (2) Selon l’article 9 du «Règlement (européen) Dublin II» (anciennement «Convention de Dublin»): 
«. Si le demandeur est titulaire d'un titre de séjour en cours de validité, l'État membre qui a délivré ce titre est responsable de l'examen de la demande d'asile.
. Si le demandeur est titulaire d'un visa en cours de validité, l'État membre qui a délivré ce visa est responsable de l'examen de la demande d'asile, sauf si ce visa a été délivré en représentation ou sur autorisation écrite d'un autre État membre.» 
(3) Soit le Commissariat général aux réfugiés et apatrides (CGRA). Un organisme comparable à l'Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA) ou à l'Office fédéral [suisse] des réfugiés (ODR). 
(4) Ces centres sont gérés par l'institution belge analogue au Fond d'Installation LOcal [français] pour les Réfugiés (FILOR) ou à l'Organisation Suisse d’Aide aux Réfugiés (OSAR), à savoir l’Agence fédérale pour les demandeurs d’asile (Fedasil). Qui, parfois, délègue à l’un de ses partenaires : Croix Rouge, Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Etrangers (CIRE), Vluchtelingenwerk Vlaanderen, voire Centres Publics d’Action Sociale (CPAS). Dans ce dernier cas, on parle d’Initiatives Locales d’Accueil. 
(5) A noter que les nombres de centres et de places ont été en constante diminution ces dernières années.
(6) Le texte renvoie à un personnage  existant, que n'illustre cependant pas la photo d'entrée de message et dont le prénom a été modifié. 
(7) Organisation armée du Kurdistan, le PKK se présente comme un mouvement de guérilla, surtout active en Turquie, en Syrie et en Iran. 
(8) En Belgique, le recours suspensif s'introduit auprès du Conseil du Contentieux des Etrangers (CCE). En France, il se serait agi de la Commission des Recours des Réfugiés et en Suisse, du Tribunal Administratif Fédéral.  
(9) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): 
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration, 
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel,
ont d'ores et déjà été abordés).  


vendredi 10 octobre 2014

Immigration. Mots pour maux



















Témoigner, c'est rassembler 
ce qui a été démantelé
Oui, mais...
Autant l'écriture testimoniale
favorise l'intégration 
d'éléments psychiques,
autant, 
dans le même temps, 
elle revêt 
des aspects périlleux.
Attention! Danger...


On l'a vu: l'écrivain espagnol Jorge Semprun pratiqua dans un premier temps ce qu'il appelle «amnésie volontaire».
Soit, donc, un phénomène qui consiste à «devenir un autre pour pouvoir rester soi-même». (1)
«Pour que le réfugié traumatisé puisse s'exprimer sans dommages, la charge traumatique doit aussi avoir été traitée, au moins partiellement, explique la psychologue et psychanalyste française Elise Pestre (2).
Confiance et sentiment de sécurité doivent donc avoir été recouvrés a minima.
Sans cela, des stratégies importantes d'évitement seront déployées afin d'éviter toute nouvelle mise en péril.
Et celui qui ne dispose pas de mots aura tendance à s'enferrer dans la répétition et le déni.
Parler du vécu équivaut, dans certaines situations cliniques, à mettre de l'acide sur des plaies, encore à vif.» (3)

L'assassin intérieur

Le trauma ne peut donc en aucun cas faire l'objet d'une mise en récit s'il n'a pas été, au moins partiellement, dépassé.
«L'entrée prématurée dans un procédé discursif peut déclencher une charge pulsionnelle, la mémoire en veille se ravivant trop brusquement.» (4)
C'est pourquoi la formule d'«écriture à risques» de Rachel Rosenblum s'avère appropriée pour qualifier les productions testimoniales des réfugiés.
«Ces "récits redoutables" inscrivent le survivant dans une nudité absolue.
Et il me semble que le fait même de témoigner en continu, lorsque cet acte se combine à une réception inappropriée et collective, met en jeu la mort du sujet, voire son meurtre.» (5)

Double tranchant

L'écriture ne peut-elle pas, chez certains sujets, assurer une fonction salvatrice?
«La "mise en terre", par le biais des mots, apaise dans certains cas la mémoire et peut restructurer ce qui a été désorganisé.
Mais parfois, (...) le langage ne fait plus suppléance à ce qui fait tant défaut.
A l'inverse, les mots ravivent les souffrances.» (6)
Témoigner, qui plus est malgré soi, perpétue, parfois à tout jamais, le traumatisme.
Un péril qui, le cas échéant, échouera à hisser le témoignage au rang de refuge pour l'instituer en gouffre béant... (7)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Pestre Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, p.147.
(2) Elise Pestre est maîtresse de conférences à l'Université Paris-Diderot et chercheure au centre de recherches Psychanalyse, Médecine et Société. 
(3) Pestre Elise, ibidem, p.148 . 
(4) Pestre Elise, ibidem, Paris, p.155. 
(5) Pestre Elise, ibidem, p.159. 
(6) Pestre Elise, ibidem, pp.160-161. 
(7) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): 
 . la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés).


lundi 6 octobre 2014

Immigration. Devenir un autre pour rester soi-même


 
Témoigner 
de son traumatisme?
Excessivement difficile 
tout d'abord.
Terriblement douloureux 
ensuite.
Et fécond 
dans un troisième temps.
Estime Jorge Semprun...


A chacun sa singularité.
La preuve par l'écrivain espagnol Jorge Semprun (1).
Qui, rescapé des camps de concentration, n'en évoque pas moins une expérience différente de celle de son compagnon d'infortune italien...
«Si l'écriture arrachait Primo Levi (2) au passé, si elle apaisait sa mémoire («Paradoxalement, a-t-il écrit, mon bagage de souvenirs atroces devenait une richesse, une semence: il me semblait, en écrivant, croître comme une plante»), elle me replongeait dans la mort, m'y submergeait.
J'étouffais dans l'air irresponsable de mes brouillons, chaque ligne écrite m'enfonçait la tête sous l'eau, comme si j'étais à nouveau dans la baignoire de la villa de la Gestapo, à Auxerre.
Je me débattais pour survivre.
J'échouais dans ma tentative de dire la mort pour la réduire au silence: si j'avais poursuivi, c'est la mort, vraisemblablement, qui m'aurait rendu muet.» (3)

Le temps de l'oubli

Résultat de cette course à la vie: Semprun prend la décision d'abandonner le livre qu'il avait en vain tenté d'écrire...
«En vain ne veut pas dire que je n'y parvenais pas: ça veut dire que je n'y parvenais qu'à un prix exagéré.
Au prix de ma propre survie, en quelque sorte, l'écriture me ramenant sans cesse dans l'aridité d'une expérience mortifère.
J'avais présumé de mes forces.
J'avais pensé que je pourrais revenir dans la vie, oublier dans le quotidien de la vie les années de Buchenwald, n'en plus tenir compte dans mes conversations, mes amitiés, et mener à bien, cependant, le projet d'écriture qui me tenait à coeur.
J'avais été assez orgueilleux pour penser que je pourrais gérer cette schizophrénie concertée.
Mais il s'avérait qu'écrire, d'une certaine façon, c'était refuser de vivre.
A Ascona, donc, sous le soleil de l'hiver, j'ai décidé de choisir le silence bruissant de la vie contre le langage meurtrier de l'écriture.
J'en ai fait le choix radical, c'était la seule façon de procéder.
J'ai choisi l'oubli, j'ai mis en place (...) tous les stratagèmes, la stratégie de l'amnésie volontaire, cruellement systématique.
Je suis devenu un autre, pour pouvoir rester moi-même.» (4)

Le temps de la mémoire laborieuse

L'auteur, pourtant réussira, en 1961, a écrire le livre abandonné seize ans plus tôt.
Mais non sans en payer le prix.
Car longtemps, très longtemps, cette réussite n'ira pas sans un retour en force des anciennes angoisses. 

Le temps de la mémoire vive

Ce n'est que 26 ans plus tard qu'il finira par se rencontrer à nouveau.
«Par retrouver une part essentielle de moi, de ma mémoire, que j'avais été, que j'étais toujours obligé de refouler, de tenir en lisière, pour pouvoir continuer à vivre.
Pour tout simplement pouvoir respirer. (...)
A partir de ce moment, en effet, l'écriture avait tourné vers la première personne du singulier.
Vers l'extrême singularité d'une expérience difficile à partager.
J'écrivis longtemps, avec impatience.
Dans l'aisance des mots justes qui affluaient, me semblait-il.
Dans la douleur tonique d'une mémoire inépuisable, dont chaque nouvelle ligne écrite me dévoilait des richesses enfouies, oblitérées.» (5)
Exit, donc, le temps du silence et de l'oubli.
«Le temps de la surdité à moi-même aussi: à la plus sombre mais la plus vraie part de moi-même.» (6)
Tout semblera clair, dorénavant.
Le «revenant» saura comment écrire le livre qu'il aura initialement dû se résoudre à abandonner.
Ou plutôt, il comprendra qu'il peut l'écrire.
«Car j'avais toujours su comment l'écrire: c'est le courage qui m'avait manqué.
Le courage d'affronter la mort à travers l'écriture.
Mais je n'avais plus besoin de ce courage.» (7)(8)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Jorge Semprun (1923-2011) a été arrêté en 1943 par la Gestapo et envoyé au camp de concentration de Buchenwald. Libéré par les troupes de Patton en 1945, il s'est consacré à la résistance au régime de Franco, à la militance communisme, puis à l'écriture. Il deviendra ministre espagnol de la culture. Et il sera élu à l'académie Goncourt en 1996.
(2) Ingénieur chimiste juif et italien, Primo Levi (1919-1987) est déporté en février 1944 à Auschwitz. Il sera libéré par l'Armée rouge le 27 janvier 1945. Et livrera son premier témoignage dans «Si c'est un homme», publié dès 1947.
(3) Semprun Jorge, L'écriture ou la vie, Gallimard, coll. Folioplus classiques, Paris, 1994-2012, p.286.
(4) Semprun Jorge, idem, pp.259-260.
(5) Semprun Jorge, idem, p.263.
(6) Semprun Jorge, idem, p.271.
(7) Semprun Jorge, idem, p.276.
(8) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés). 

 

jeudi 2 octobre 2014

Immigration. L'écriture ou la vie




























Retrouver de la cohérence.
Recréer du sens.
Et se reconstruire.
Le tout au bon moment.
Et de façon à être entendu.
Tel est le quintuple défi du réfugié.




Pour l'autobiographe, écrire le récit de sa vie, c'est bien souvent apprendre à accéder à une meilleure compréhension de soi.
Une quête qui, pour le rescapé, se fait impérative.
Car pour lui, il n'est plus question de mieux se connaître, mais de se retrouver.
Plus question de mieux vivre, mais de revivre.
Plus question de choix, mais de nécessité.
«Parler, écrire, est, pour le déporté qui revient, un besoin aussi immédiat et aussi fort que son besoin de calcium, de sucre, de soleil, de viande, de sommeil, de silence, estime le romancier français Georges Perec (1).
Il n'est pas vrai qu'il peut se taire et oublier.
Il faut d'abord qu'il se souvienne.
Il faut qu'il explique, qu'il raconte, qu'il domine ce monde dont il fut la victime.» (2)
Mais la motivation se résume-t-elle au fait de narrer sa vie jour après jour?
Non.
Il s'agit de retrouver de la cohérence.
De recréer du sens.
De se reconstruire.
Le tout en racontant au moment et de la façon qui conviennent.
Histoire d'être entendu.

Le bon moment

Dès octobre 1945, Primo Levi (3) avait commencé à écrire son premier livre «Si c'est un homme».
Il l'avait fait à la hâte.
Avec fièvre.
Et dans une sorte d'allégresse...
«Les choses que j'avais vécues, souffertes, me brûlaient de l'intérieur, écrivit-il plus tard.
Je me sentais plus proches des morts que des vivants, je me sentais coupable d'être un homme, parce que les hommes avaient construit Auschwitz et qu'Auchwitz avait englouti des millions d'êtres humains, nombre d'amis personnels et une femme qui était près de mon coeur.
Il me semblait que je me purifierais en racontant. (...)
En écrivant, je retrouvais des bribes de paix et je redevenais un homme, un parmi les autres, ni martyr ni infâme ni saint, l'un de ces hommes qui fondent une famille et qui regardent vers l'avenir autant que vers le passé.»  (4)
C'est en s'astreignant aux joies sévères de l'écriture, grâce à elle donc, que Primo Levi se sentit revenir à la vie.
Qui plus est, il donna naissance à un chef d'oeuvre de retenue, de lucidité et de compassion.
Un livre incomparable... qui ne trouva cependant pas preneur!
Refusé par toutes les bonnes maisons, il fut finalement publié par un petit éditeur.
Et passa totalement inaperçu.
«Ainsi semblait s'accomplir un rêve qu'il rapporte, un cauchemar de déporté, explique l'écrivain espagnol Jorge Semprun (5).
On est rentré à la maison, on raconte avec passion et force détails dans le cercle familial l'expérience vécue, les souffrances passées.
Mais personne ne vous croit.
Vos récits finissent par créer une sorte de gêne, provoquant un silence qui s'épaissit.» (6)
Il faudrait patienter de longues années avant que l'ouvrage ne rencontre la consécration d'un large public et d'une multitude de traductions, partout dans le monde. 

Unhappy end

Happy end?
Pas vraiment.
Car l'histoire s'achèverait finalement sur un funeste rebondissement.
Le 11 avril 1987, Primo Levi choisirait de se donner la mort.
«Une ultime fois, sans recours ni remède, l'angoisse s'était imposée, tout simplement.
Sans esquive ni espoir possibles.
(...)
Rien n'était vrai en dehors du camp, tout simplement.
Le reste n'aura été que brève vacance, illusion des sens, songe incertain: voilà.» (7)(8)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) 1936-1982. 
(2) Perec Georges, Une aventure des années soixante, Seuil, Paris. 
(3) Ingénieur chimiste juif et italien, Primo Levi (1919-1987) est déporté en février 1944 à Auschwitz. Il sera libéré par l'Armée rouge le 27 janvier 1945. Et livrera son premier témoignage dans «Si c'est un homme», publié dès 1947. 
(4) Cité in Semprun Jorge, L'écriture ou la vie, Gallimard, coll. Folioplus classiques, Paris, 1994-2012, pp.286-287. 
(5) Jorge Semprun (1923-2011) a été arrêté en 1943 par la Gestapo et envoyé au camp de concentration de Buchenwald. Libéré par les troupes de Patton en 1945, il s'est consacré à la résistance au régime de Franco, à la militance communiste, puis à l'écriture. Et il deviendra ministre espagnol de la culture1. Il sera élu à l'académie Goncourt en 1996. 
(6) Semprun Jorge, L'écriture ou la vie, Gallimard, coll. Folioplus classiques, Paris, 1994-2012, pp.286-287. 
(7) Semprun Jorge, idem, pp.286-287. 
(8) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): 
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
 . des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés).


dimanche 28 septembre 2014

Immigration. Etre entendu















Comment faire en sorte 
que le traumatisme 
puisse être entendu?
Une question existentielle
à laquelle les réfugiés 
sont le plus souvent confrontés.
Tout comme l'ont été, 
avant eux,
les rescapés des camps 
de concentration.
Tels les écrivains 
Jorge Semprun (ci-dessus)
et Primo Levi (ci-contre).


Faire entendre un passé traumatique à un interlocuteur choisi, voire imposé, sinon même hostile.
Un tel objectif est-il susceptible d'être atteint par l'intermédiaire d'un récit brut et purement documentaire?
Non, estime l'Espagnol Jorge Semprun (1).
Qui raconte sa rencontre avec un certain Manuel A., survivant du camp de Manthausen.
Et donc «revenant» comme lui.
«Je ne m'y retrouvais pourtant pas, dans les récits de Manuel A.
C'était désordonné, confus, trop prolixe, ça s'embourbait dans les détails, il n'y avait aucune vision d'ensemble, tout était placé sous le même éclairage.
C'était un témoignage à l'état brut, en somme: des images en vrac.
Un déballage de faits, d'impressions, de commentaires oiseux.
Je rongeais mon frein, ne pouvant intervenir pour lui poser des questions, l'obliger à mettre de l'ordre et du sens dans le non-sens désordonné de son flot de paroles.
Sa sincérité indiscutable n'était plus que de la rhétorique, sa véracité n'était même plus vraisemblable.» (2)

Art

Témoigner, c'est bien.
Encore s'agit-il de le faire comme il convient.
Et aussi d'être entendu.
Histoire de ne pas se retrouver dans la situation si remarquablement décrite par l'Italien Primo Levi (3)...
«J'évoque en détail notre faim, le contrôle des poux, le Kapo qui m'a frappé sur le nez et m'a ensuite envoyé me laver parce que je saignais.
C'est une jouissance intense, physique, inexprimable que d'être chez moi, entouré de personnes amies, et d'avoir tant de choses à raconter: mais c'est peine perdue, je m'aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas.
Ils sont même complètement indifférents: ils parlent confusément d'autre chose entre eux, comme si je n'étais pas là.
Ma soeur me regarde, se lève et s'en va sans un mot.

Alors une désolation totale m'envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance, une douleur à l'état pur, que ne tempèrent ni le sentiment de la réalité ni l'intrusion de circonstances extérieures, la douleur des enfants qui pleurent; et il vaut mieux pour moi remonter de nouveau à la surface, mais cette fois-ci j'ouvre délibérément les yeux, pour avoir en face de moi la garantie que je suis bien réveillé.

Mon rêve est là devant moi, encore chaud, et moi, bien qu'éveillé, je suis tout plein de son angoisse; et alors je me rappelle que ce rêve n'est pas un rêve quelconque, mais que depuis mon arrivée, je l'ai déjà fait je ne sais combien de fois, avec seulement quelques variantes dans le cadre et les détails.
Maintenant je suis pleinement lucide, et je me souviens également de l'avoir déjà raconté à Alberto, et qu'il m'a confié, à ma grande surprise, que lui aussi fait ce rêve, et beaucoup d'autres camarades aussi, peut-être tous.
Pourquoi cela?
Pourquoi la douleur de chaque jour se traduit-elle dans nos rêves de manière aussi constante par la scène toujours répétée du récit fait et jamais écouté?» (4)

Art... ifice

Pas étonnant, dans ces conditions, que Semprun insiste sur la nécessité de disposer de la volonté et des moyens de susciter l'intérêt du lecteur.
«Raconter bien, ça veut dire: de façon à être entendus.
On n'y parviendra pas sans un peu d'artifices. 
Suffisamment d'artifice pour que ça devienne de l'art.» (5)
Et l'Espagnol, un peu plus loin, d'en remettre une nouvelle couche...
«Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l'imagination de l'inimaginable, si ce n'est en élaborant, en travaillant la réalité, en la mettant en perspective?
Avec un peu d'artifice, donc!» (6)(7)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Jorge Semprun (1923-2011) a été arrêté en 1943 par la Gestapo et envoyé au camp de concentration de Buchenwald. Libéré par les troupes de Patton en 1945, il s'est consacré à la résistance au régime de Franco, à la militance communisme, puis à l'écriture. Et il deviendra ministre espagnol de la culture1. Il sera élu à l'académie Goncourt en 1996.
(2) Semprun Jorge, L'écriture ou la vie, Gallimard, coll. Folioplus classiques, Paris, 1994-2012, pp.274-275.
(3)  Ingénieur chimiste juif et italien, Primo Levi (1919-1987) est déporté en février 1944 à Auschwitz. Il sera libéré par l'Armée rouge le 27 janvier 1945. Et livrera son premier témoignage dans «Si c'est un homme», publié dès 1947.
(4) Levi Primo, Si c'est un homme, Robert Laffont, Paris, 1947.
(5) Semprun Jorge,ibidem, p.148.
(6) Semprun Jorge, ibidem, p.149.
(7) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés). 


mercredi 24 septembre 2014

Immigration. Un inconnu qui vous veut du bien...


















Pour le réfugié, 
l'injonction à témoigner
se traduit souvent 
par un tiraillement.
D'un côté, 
la nécessité, externe,
de répondre à l'impératif 
d'une autorité publique.
De l'autre, 
celle, interne,
de se protéger 
des exigences psychiques
liées à ce témoignage. 


Les difficultés rencontrées par certains réfugiés à témoigner de leur passé ne renvoient pas seulement à la ténacité d'un ennemi intérieur.
Elles s'alimentent également à la source d'autres écueils.
Interpersonnels, ceux-là...

Inconcevable réalité

Premier écueil: celui d'une soif de reconnaissance.
«L'expérience que relate le survivant est incroyable, rappelle la psychologue et psychanalyste Régine Weinrater (1).
Si incroyable que, par moments, il doute lui-même de sa réalité.» (2)
Du coup, «le rescapé a besoin de voir chez les autres les réactions qu'il ne peut parfois pas éprouver lui-même.» (3)
Ajoute cette autre «psy» qu'est la Française Elise Pestre (photo ci-contre)(4).
Qui précise de surcroît...
«Le réfugié demande protection à un Etat et demande à être reconnu par une nouvelle communauté.
Disgracié politiquement, il invoque la reconnaissance de la fuite de ses persécutions pour que l'on répare quelque chose du préjudice qu'il a subi «là-bas».
Il ne s'agit pas ici d'une réparation transversale entre le bourreau et la victime mais d'une autre forme de réparation, qui passe par un tiers: l'Etat d'un pays autre que le sien.» (5)
La demande d'asile s'apparenterait alors à une requête en indemnisation psychique pour des préjudices subis au préalable et par ailleurs. 
Raison pour laquelle la reconnaissance externe peut acquérir une importance tout à fait majeure.
Il s'agit souvent, en effet, de trouver le moyen de restaurer une intériorité psychique qui a volé en éclats.
Un besoin auquel, malheureusement, le représentant anonyme du système administratif n'est évidemment pas le mieux armé pour répondre...

Un inconnu nommé... fonctionnaire!

Deuxième écueil: celui renvoyant à l'embarras de se dire à un inconnu.
Selon feu le psychanalyste et psychiatre français Jacques Lacan (6), toute demande cacherait quelque part un appel à l'amour.
Au point que l'objet de la requête importerait moins que la manière dont le destinataire fait acte de présence et de répondant. 
Hélas! Le fonctionnaire de l'immigration n'a pas davantage vocation à assouvir ce type de besoin.
Face à l'interlocuteur institutionnel, le réfugié se retrouve donc souvent égaré. 
Sinon gêné.
Gêné, dixit Pestre, «de partager un vécu d'horreur avec quelqu'un qui n'a pas la même expérience et qui est perçu comme étant trop "carré", mais probablement aussi intrusif et inquiétant.» (7)

Restriction focalisante

Le représentant officiel, pour commencer, tendra à réduire le visiteur à son identité de survivant.
«Lors de la demande d'asile, le récit exigé se voit circonscrit à une période donnée qui renvoie généralement à un moment qui a fait irruption dans la vie du réfugié et qui a été vécu, pour beaucoup, comme destructeur.
Cette sorte de "restriction focalisante" sur une séquence donnée évacue la trame d'ensemble de sa vie, alors que le nouage temporel -entre passé, présent et futur- représente la condition même pour qu'il puisse s'affranchir de l'emprise traumatique.» (8)
Le risque, avec ce récit fragmentaire, c'est que le sujet se sente limité à cette unique identité de survivant, qu'il se réduise à son traumatisme.
Avec une conséquence possible: la colère.
Dirigée contre cet «olibrius» qui, décidément, ne comprend rien à rien.
«La haine maintient le sujet en vie, et vise à faire surgir l'altérité. (...)
Haïr et attaquer l'interlocuteur, tels sont les modes auxquels accèdent certains patients, pour se défendre rétroactivement des dommages vécus, l'impossibilité d'y faire face là-bas ayant été inconditionnelle.
L'agression se retourne ainsi à la fois vers le dedans et le dehors, affectant les relations intersubjectives.» (9)
Autre issue envisageable: l'«impossible qui s'infinitise» dans la répétition continuelle de son récit.
Soit l'incapacité, à force d'avoir à revenir répétitivement et factuellement sur le passé, de laisser libre cours à l'indispensable travail de deuil.
«Empêché de se détacher de l'objet perdu, l'intéressé s'identifie à cet objet défunt.
Le psychisme est alors envahi par une culpabilité inconsciente massive et des autoreproches accusateurs, liés à l'impossibilité d'une telle tâche.» (10)
A noter, par ailleurs, que «les angoisses massives engendrées par l'exil forcé peuvent renvoyer, elles aussi, à la question de l'origine.
En quittant son pays, c'est finalement comme si le sujet migrant s'était "arraché à la matrice territoriale et psychique" qui l'aidait à mieux vivre auparavant.» (11)(12)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Psychologue clinique et psychanalyste, Régine Waintrater est maître de conférences à l’UFR Etudes psychanalytiques de l'Université Paris-Diderot. Elle a participé à et codirigé deux programmes de recueil de témoignages de survivants de la Shoah. Elle travaille depuis plusieurs années avec des équipes de santé mentale du Rwanda et avec des survivants des événements rwandais de 1994. 
(2) Weinrater Régine, Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre, Payot, Paris, 2003, p.114 
(3) Pestre Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, p.17. 
(4) Elise Pestre est maîtresse de conférences à l'Université Paris-Diderot et chercheure au centre de recherches Psychanalyse, Médecine et Société. 
(5) Pestre Elise, ibidem, p.159 
(6) En reprenant et en interprétant l'ensemble des concepts freudiens Jacques Lacan (1901-1981) a mis à jour une cohérence dégagée de la biologie et orientée vers le langage et y a ajouté sa propre conceptualisation ainsi que certaines recherches intellectuelles de son époque (tels le structuralisme et la linguistique), donnant naissance à un courant psychanalytique : le lacanisme. Cfr., en l'occurrence, Lacan Jacques, Le désir de l'Autre, in Les formations de l'inconscient. Le séminaire, Livre V, Paris, Seuil, 1958, p.387-403. 
(7) Pestre Elise, ibidem, pp.77-78. 
(8) Pestre Elise, ibidem, pp.147-148. 
(9) Pestre Elise, ibidem, p.157. 
(10) Pestre Elise, ibidem, p.159 
(11) Pestre Elise, ibidem, p.161.
(12) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés).