mercredi 21 avril 2010

Economie. La croissance ne fait pas le bonheur.




Pour l'économiste Isabelle Cassiers, les choix sont clairs face à la crise systémique en cours.
Relancer coûte que coûte la croissance, ce serait ignorer les défis environnementaux, la montée des inégalités et les raisons d’une stagnation de la satisfaction de vie.
Il faut donc soumettre le «cap croissance» à la question.
Histoire de repenser un modèle défaillant.
Waw ! Des prof’ comme ça, on en redemande…
Isabelle Cassiers (1)

(Cette contribution, qui a fait l’objet d’une première publication
dans la Revue Nouvelle en mars 2009 (n°3, pp. 53-61),
est présentée sur ce blog en trois parties, dont voici la première.
Les titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction.
Source du graphique: I. Cassiers et C. Delain, «La croissance ne fait pas le bonheur, les
économistes le savent-ils
?», Regards économiques, mars 2006, n°38)

Depuis plus de soixante ans, les pays dits «développés» tiennent ou s’efforcent de tenir le cap d’une croissance économique continue, mesurée à l’aide de la comptabilité nationale et de son concept englobant, le PIB (produit intérieur brut).
La crise financière de 2008-2009 et les bouleversements qui s’en suivent suscitent deux types de réactions contrastées.
. Le premier est une tentative de relancer coûte que coûte la machine économique - éviter les faillites bancaires, la récession, le chômage, la contraction des échanges internationaux - en maintenant le «cap croissance», sans autre débat sur le contenu de cette dernière.
. Le deuxième fait valoir qu’en dépit des difficultés que produit la crise, celle-ci offre une opportunité de changer de cap, afin de relever les défis environnementaux et sociaux trop longtemps ignorés et d’aller à la rencontre des aspirations les plus profondes des populations.
Cette deuxième option semble légitimée par la stagnation de la satisfaction de vie au sein des pays riches depuis plusieurs décennies, malgré la croissance continue du PIB. Sans doute a-t-on trop longtemps assimilé croissance de l’activité marchande et augmentation du bien-être, ignorant ou oubliant les limites et l’objet même de la comptabilité nationale. Celle-ci, conçue au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, apparaît aujourd’hui comme un outil historiquement daté et dépassé, face aux problèmes et besoins du XXIe siècle. S’il s’agit de répondre à de nouveaux problèmes et aspirations, les outils comptables et les indicateurs doivent être réajustés. En effet, comment le navire pourrait-il changer de cap si tous les outils de navigation restent fixés sur l’ancien objectif?

Troublant contraste

En Belgique comme dans la plupart des pays européens, le pouvoir d’achat par habitant (équivalent du PIB réel par personne) a augmenté de 80 % entre 1973 et 2005 (voir courbe "PIB" du graphique du dessus).
Pendant cette même période, la satisfaction de vie moyenne a diminué de 8,8 % en Belgique et stagné presque partout ailleurs (voir courbe "SV" du même graphique).
Ce deuxième indicateur est de nature subjective: il provient d’enquêtes où les personnes interrogées répondent à la question «Êtes-vous globalement satisfait de votre vie?» par un chiffre allant de un (très insatisfait) à quatre (très satisfait).
Les deux courbes sont des moyennes et cachent forcément des disparités, petites ou grandes, au sein de la population. Il n’empêche que le contraste des deux évolutions est troublant. La croissance économique n’est-elle pas généralement présentée comme un moyen d’atteindre plus de bien-être, qu’il soit matériel (logement, équipement, voiture, vêtements) ou immatériel (loisirs, services, éducation, culture), et par là une satisfaction de vie accrue?
On serait tenté de croire que le hiatus provient des déséquilibres et incertitudes qui ont marqué les trois dernières décennies, consécutives aux chocs pétroliers. Il n’en est rien, car ce même contraste apparaît en longue période, là où les données sont disponibles, et était donc déjà présent durant les Trente glorieuses (1945-1975) dont certains sont aujourd’hui nostalgiques.
Comment expliquer ce contraste? En appui des réponses de bon sens qui peuvent venir à l’esprit, nous avons voulu parcourir et résumer la littérature scientifique sur le sujet (2). Les explications qu’on y trouve peuvent être classées en deux familles: toute richesse est relative et la richesse n’est pas tout.

Toute richesse est relative

Croire que la croissance économique peut apporter une augmentation continue de la satisfaction de vie, c’est tout d’abord oublier que l’évaluation de ce dont nous disposons est toujours relative.
La première forme de relativité tient à l’évolution de nos normes dans le temps. Plus nous acquérons de confort, plus nous nous y habituons. La 2CV ou autre voiture de base que nous prenions autrefois pour un bien de luxe peut sembler très poussive quelques années plus tard.
Une deuxième forme de relativité provient de la comparaison sociale. Il est plus difficile de se contenter d’une 2CV ou d’une Trabant si les routes se peuplent de voitures plus rapides, plus robustes et parées de mille atours. Lorsque tout le monde s’équipe d’un téléphone portable ou d’un ordinateur, ne pas en posséder, c’est être hors du coup. Ainsi est-on embarqué dans la logique du keep up with the Joneses, dans une course de lévrier où le chien (consommateur) ne rattrape jamais le lapin mécanique (objet du désir).
La publicité exploite ces deux tendances humaines et permet la croissance des ventes sans augmentation correspondante de la satisfaction. (3)

La richesse n’est pas tout

Par ailleurs, la richesse n’est pas tout.
La satisfaction de vie - terme sans doute moins ambitieux que celui de bonheur - dépend de bien d’autres facteurs. Le bon sens nous le suggère, les études scientifiques le confirment.
Celles-ci relèvent une variété d’ingrédients d’une vie satisfaisante et tentent d’en mesurer l’importance. On peut les classer en six groupes, sans que la liste soit exhaustive:
. sentiment d’appartenance à une société juste et suffisamment égalitaire;
. possibilité pour chacun d’obtenir un emploi de qualité;
. vie en bonne santé;
. relations familiales et sociales harmonieuses;
. confiance dans (et participation à) l’organisation démocratique;
. qualité de l’environnement.
A contrario, le grippage de l’un ou l’autre de ces facteurs peut entraîner de réelles dégradations de la satisfaction de vie.

Les liens entre ces sources de bien-être d’une part et la croissance économique d’autre part sont ambivalents.
Si les Trente glorieuses ont apporté une homogénéisation des conditions de vie au sein des pays riches, la croissance des décennies suivantes s’est au contraire accompagnée d’une hausse des inégalités, parfois très marquée.
. En Europe, la croissance n’a pas tenu ses promesses de résorption du chômage. En outre les emplois créés semblent aujourd’hui plus précaires ou plus stressants, par la pression toujours accrue de la concurrence, de la nécessité de rendement et des nouvelles formes de management.
. Le secteur des soins de santé ne peut se passer de croissance pour son financement, mais de nombreuses maladies proviennent des effets secondaires de notre mode d’activité économique: cancers, accidents de la route, problèmes cardio-vasculaires, hypertension, excès de stress, dépression.
. La croissance a permis l’augmentation de notre temps de loisir, mais elle a simultanément détruit certains éléments nécessaires à la qualité des relations familiales et sociales, notamment par la place accordée à la télévision ou aux jeux vidéo, par le temps passé dans les embouteillages, par l’éclatement des centres urbains.
. Un certain niveau d’aisance matérielle semble favorable à l’organisation d’une société démocratique, mais la diffusion par la publicité d’une mentalité très matérialiste semble amollir le sens civique et éloigner le citoyen de l’activité politique.
. Enfin, si certains espèrent que de nouvelles inventions financées par l’aiguillon de la croissance nous épargneront une catastrophe écologique, il est indéniable que la menace de celle-ci soit le triste fruit de notre activité économique.
On le voit, les raisons sont nombreuses de douter de la capacité de la croissance économique — telle qu’elle se poursuit et telle qu’elle se mesure — à nous rendre globalement et collectivement plus heureux ou satisfaits de notre vie. (4)

Isabelle Cassiers

(1) Professeur à l’UCL et chercheur qualifiée du FNRS, Isabelle Cassiers est aussi membre de l’Institut pour un développement durable (IDD) et du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR ).
(2) Les paragraphes ci-dessous résument une publication plus détaillée : I. Cassiers et C. Delain, «La croissance ne fait pas le bonheur, les économistes le savent-ils ?», Regards économiques, n° 38, 2006, reprise ultérieurement dans Problèmes économiques, n° 2938, 2 janvier 2008. (www.uclouvain.be/regards-economiques>.)
(3) Voir à ce sujet les travaux de Christian Arnsperger, notamment Critique de l’existence capitaliste, Cerf, Paris, 2005.
(4) Pour suivre.
. «Economie. Changer de cap.» (Isabelle Cassiers),
. «Economie. Ce qui compte et ce que l'on compte.» (Isabelle Cassiers et Géraldine Thiry),
. «Economie. Dégrippons la boussole!» (Isabelle Cassiers)...

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