vendredi 17 décembre 2010

Finance simplicitaire. Irréaliste? Oui, mais...


Les propositions simplicitaires
d'un Christian
Arnsperger (1)?
«Irréalistes»,
assurent bon nombre
d'économistes et de décideurs politiques.
L'intéressé ne s'en offusque pas.
Ils ont... raison, estime-t-il!
Absolument raison!
Oui, mais...

Christian Arnsperger

Tout ce que j’ai dit jusqu’ici (sur la nécessité d'innover en matière normative, politique, individuelle et économique n.d.l.r.) ne sert à rien, ou presque.
Les soi-disant «réalistes» peuvent tout balayer d’un revers de la main en montrant que tous les pionniers de la frugalité, tous les «citoyens-entrepreneurs» ne parviendront, en fin de compte, qu’à créer de petites et éphémères poches d’activité alternative, qui dureront tant que suffisamment de membres gagneront suffisamment d’argent dans l’économie dominante ou pourront tirer suffisamment de bénéfices de certains placements capitalistes.
Ces réalistes pourront même montrer – et ils n’auront pas tort – qu’un Revenu de Transition Economique (RTE) viable mais frugal ne sera jamais suffisant à financer tous les coûts de lancement des initiatives soutenables: achat d’un terrain et construction ou restauration bioclimatique dans le cas d’un écovillage, emprunt de fonds pour constituer le capital de départ d’une petite exploitation bio ou d’une micro-entreprise industrielle ou artisanale, etc.
Ceci explique déjà actuellement pourquoi le paysage des «alternatifs» est aussi maigrement peuplé, et pourquoi tant de «simplicitaires» sans le sou (et ils le sont souvent) ne parviennent tout simplement pas à démarrer ou à pérenniser leurs projets.

Pas si vite, mes gaillards!

D’où viennent ces échecs?
Ne démontrent-ils pas qu’il n’y a point de salut hors des grands circuits du commerce mondial et de la finance globale?
Dans l’état actuel des choses, oui!
Et c’est pour cela, je le crains, qu’il ne sert malheureusement à rien d’être «simplicitaire» trop tôt et de concentrer trop vite toutes ses énergies sur la création d’alternatives pour le succès desquelles les conditions structurelles ne sont pas encore réunies.
Le domaine que les adeptes de la vie simple devraient investir en premier, de toute leur énergie militante, est un domaine qui leur fait horreur par nature mais qui, s’ils n’y vont pas voir de près, ne cessera de les piéger et d’empêcher la vie simple de devenir un projet politique.
Je parle du domaine de la création monétaire et de la mise en circulation de l’argent par le crédit bancaire.

Fantasme et dépendance

L’actuel impératif de croissance a certes partie liée avec les désirs réputés insatiables des consommateurs.
Mais le consommateur n’est, après tout, que le dernier maillon d’une chaîne qui s’ancre avant tout dans la nécessité, pour toutes les entreprises, de faire du bénéfice pour leur actionnaires… et pour leurs banquiers.
Les paiements d’intérêt sur les dettes privées des entreprises forment, selon certaines estimations, entre 15 et 25% des prix de revient.
Il y a donc, à cause de cette logique de la dette, une forte pression inflationniste inscrite dans le système.
Mais comme les ménages sont eux aussi endettés, notamment à cause d’hypothèques de plus en plus exorbitantes sur leurs logements (ou sur celui de leur propriétaire), leur pouvoir d’achat est sans cesse érodé et ils deviennent complètement dépendants de l’emploi que doit leur fournir l’économie non soutenable – et qu’elle leur fournit de moins en moins, car les profits servent d’abord à rembourser les créanciers, pas à créer des postes de travail.
Dans ces conditions, vouloir quitter l’économie dominante pour explorer les alternatives frugales relève, pour la plupart des citoyens, du pur fantasme.

Les jeux sont faits!

L’Etat peut certes essayer de suppléer à ce défaut, en finançant un RTE (en partie par remplacement de certains transferts sociaux existants) et un soutien aux investissements des «transitionnaires».
Mais il devra pour cela lever des impôts ou, à défaut – puisque dans la logique dominante l’impôt «étrangle» l’économie privée – il devra lui aussi s’endetter en euros, donc in fine auprès des banques privées.
S’il ne stimule pas la croissance matérielle et monétaire, en attirant des investisseurs et en boostant la compétitivité des entreprises capitalistes du pays, donc en «jouant» le jeu de l’économie dominante, il ne pourra pas rembourser et son credit rating se dégradera, compromettant à brève échéance sa capacité future à financer le RTE et les investissements dans les infrastructures d’une vie simple.

Donc, et c’est un constat terrible, la logique monétaire de la dette capitaliste qui règne aujourd’hui rend tout projet collectif de transition vers un réseau d’économies frugales impraticable.

Noir, impairs et impasse

Suffirait- il que nous nous désendettions tous une bonne fois?
Pas du tout!
Car s’il n’y a plus de dettes, il n’y aura plus un seul euro en circulation dans l’économie!
L’euro est une monnaie privée émise par les banques commerciales, sous le contrôle d’une banque centrale qui s’assurent qu’elles ont suffisamment de billets pour faire face aux retraits éventuels, et qui veille aussi à ce que l’inflation ne soit pas trop forte pour que les débiteurs (ménages, entreprises, Etat) ne s’en sortent pas trop facilement au détriment de ceux qui, possédant déjà beaucoup, peuvent demander au secteur bancaire de leur verser des intérêts créditeurs (s’ils sont de riches déposants) et/ou des dividendes (s’ils sont actionnaires).
La poursuite incessante du réendettement, et la croissance matérielle et monétaire obligatoire qui l’accompagne, font partie de la logique même de ce système ploutocratique.

Faire sauter la banque...

C’est contre cette logique de l’argent-dette – qui rappelle celle du faux-monnayeur et du joueur de casino – que les aspirants simplicitaires devraient s’élever en premier.
Je veux dire: en priorité, ce qui n’exclut évidemment pas d’avancer par ailleurs dans la réflexion, la prise de conscience, l’action exploratoire à petite échelle, etc.
Si la logique même de la création monétaire n’est pas modifiée, il n’y aura aucune possibilité durable de créer un réseau pluri-économique alternatif où les valeurs d’une croissance intelligente et d’un travail non salarié puissent être vécues à grande échelle, sur fond d’autolimitation globale et de nouvelles relations humaines.

En finir avec l'économie casino...

Des alternatives monétaires existent.
On pourrait envisager un secteur bancaire entièrement non marchand.
Ou alors, les pouvoirs publics pourraient ôter par décret à toutes les banques commerciales le monopole de la création monétaire, et le reprendre à leur compte, sous étroit contrôle démocratique.
La masse monétaire serait calculée pour correspondre de près aux besoins de l’économie réelle, pas des marges de profits des acteurs financiers.
Il y aurait alors des crédits publics pour financer diverses activités – en majeure partie encore capitalistes au départ, puis de plus en plus non capitalistes – et on utiliserait les intérêts versés par les citoyens non plus pour remplir les caisses de banques privées qui n’avaient prêté que ce qu’elles ne possédaient pas, mais pour financer un «dividende social» qui est l’équivalent du RTE.
On pourrait alors aussi réduire la pression fiscale, dans des proportions compatibles avec le besoin initial de verser des subsides aux investissements des transitionnaires.

Co...ntes en banque

Les «transitionnaires» et les «simplicitaires», de même que les décideurs politiques qui désirent réellement les soutenir, devraient devenir très conscients du carcan qu’impose l’argent-dette à nos options d’avenir.
Tel est aujourd’hui l’enjeu le plus central – et le plus savamment dissimulé par ceux (banquiers, financiers, riches investisseurs) que la vie simple dérange – d’une transition progressive, démocratique, maîtrisée vers un nouvel avenir économique soutenable. (2)

Christian Arnsperger

(1) Christian Arnsperger est docteur en sciences économiques, chercheur au Fond national belge de la recherche scientifique (FNRS) et professeur à l'Université Catholique de Louvain (rattaché à la Chaire Hoover d'éthique économique et sociale). Il a notamment écrit Critique de l'existence capitaliste. Pour une éthique existentielle de l'économie, Cerf, Paris, 2005 et Ethique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel, Cerf, Paris, 2009. Il a déjà été à «l'honneur» de trois messages sur ce blog, les 19 février, 1er mars et 2 novembre 2010.
(2) Les propos publiés ici avec l'aimable autorisation de l'auteur ont été inspirés d'une conférence sur les enjeux de la transition économique, prononcée le 20 novembre 2010 lors d'une journée d'étude de l'association Altercité (Bruxelles) qui avait pour thème «Le goût de la vie: une vie plus simple, un projet personnel et collectif pour sortir de la crise». Christian Arnsperger en a tiré un texte, dont on trouve ci-dessus la partie finale et dont nous reviendrons sur le solde dans un message ultérieur, consacré au Revenu de Transition Economique. Les titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction. Pour plus d'informations, les plus impatients d'entre vous trouveront dès à présent sur le blog «Transitions» de l'intéressé la version complète du texte en question: «Les cinq «fronts» d’une transition véritable : Normes globales, nouvelles structures politiques, conscientisation individuelle, revenu de transition économique, réforme radicale de la création monétaire».

1 commentaire:

  1. Le monde est fait de complexité et ses rouages, même grippés, sont tous en inter-relation.
    La pensée évidente me vient que, sous peine de se voir reléguée au rang d'utopie passagère, l'efficacité des engagements alternatifs actuels ne transformera pas - pas seulement - le monde à coup de micro-projets.
    Pour la plupart, les mouvements alternatifs rassemblent, de façon croissante - chacun de leur côté -, les ardeurs agissantes de quelques uns qui créent la
    tendance par leurs idées et leurs actions...
    Leur engagement fait du bien et récolte large approbation.
    Il est bon, dans le projet de ce blog, de se rendre compte que ces mouvements sont appelés à potentialiser leurs actions éparses pour politiser plus avant leur action, techniciser leur approche économique et juridique à plus grande échelle !
    Le modèle que ces mouvements promeuvent est, c'est certain, appelé à grandir.
    Seront-ils, chacun de leur côté, assez influents pour concrétiser à l'échelle globale de la société, la "révolution tranquille" dont ils sont porteurs.
    Il semble bien qu'ils ne feront pas l'économie de devoir mouiller leurs chemises à l'aune d'une transformation économique technique, d'une action politique concertée, d'une inscription accrue dans le législatif. Reconnaissant l'existence de ce qui existe actuellement, l'enjeu est d'oser venir se poser - sans trop de compromis et avec grande rigueur - ensemble - courageusement et patiemment - en lien avec les rouages grippés du monde.

    Belle matinée qui débute avec la lecture de cet article de Christian Arnsperger dont nous avons su l'existence lors de la dernière réunion du Capp (Centre d'action pour un personnalisme pluraliste).
    Comme le disait si bien Emmanuel Mounier : "Notre rôle n'est pas de regarder le monde mais de le transformer".
    C'est aussi la devise associative du réseau de 'La Vie Nouvelle'.

    J-M Priels
    (Par courriel)

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