La barbarie
se situe-t-elle
exclusivement
dans le camp
de ces extrémistes
qu'on ose à peine
Et la liberté d'expression
ne s'arrête-t-elle
que là où commence
la menace
de condamnation judiciaire?
Non,
deux fois non,
répond le philosophe belge
Jean-Michel Longneaux (1).
Qui clame haut et fort
Et qui s'en explique...
Je dois même avouer avoir ressenti un certain soulagement lorsque les assassins, aussi lâches que déterminés, ont été «neutralisés».
Pourtant, je ne suis décidément pas Charlie.
Deux raisons au moins me l'interdisent...
Tous contre la barbarie?
Tout d'abord, lorsqu'une communauté a été ébranlée au point
de se sentir menacée dans ses propres fondements, elle éprouve le besoin
de resserrer les rangs, de partager un même sentiment d'appartenance
pour revendiquer son droit à l'existence.
C'est à ce réflexe de survie
et de réassurance pour le moins légitime que l'on a assisté ces derniers
jours, à travers des rassemblements spontanés et des marches
organisées.
Mais les émotions partagées se traduisent malheureusement en
slogans consternants qui visent à donner bonne conscience.
Nous
réaffirmons notre unité en dénonçant la barbarie.
Et du même coup, nous
nous rangeons dans le camp des «civilisés».
D'un
côté l'obscurantisme, la violence, l'intégrisme, et de l'autre côté la
raison éclairée, la solidarité et la tolérance.
Quelle naïveté!
Non
pas à propos des barbares, mais de nous-mêmes: notre société
n'est-elle pas, elle aussi, d'une violence inouïe?
Les injustices
sociales, la recherche du profit au détriment des individus et des
peuples, l'exclusion ou l'indifférence au quotidien, le repli sur soi,
tout cela tue en silence, «légalement», sans coup de feu, loin des
médias.
Par ailleurs, n'est-ce pas dans cette société «civilisée» qu'ont
grandi les futurs assassins?
N'est-ce pas dans nos prisons, auxquelles
nous refusons d'allouer des budgets suffisants, qu'ils ont été
endoctrinés?
Ce sont eux les coupables, bien évidemment, mais nous ne
sommes pas innocents.
La barbarie a différents visages, et je ne suis
pas certain que la nôtre, celle dont nous sommes responsables, à défaut
d'être moins spectaculaire, n'en soit pas pour autant moins cruelle.
Nous sommes tous des Charlie.
Mais nous sommes aussi tous des barbares, à
notre façon.
Pardonnez-nous nos offenses...
Je suis également réservé quant à la
liberté d'expression qui aurait été visée à travers le massacre dans les
locaux de Charlie Hebdo.
Plus exactement, je m'étonne que personne
n'ait relevé de contradiction entre les deux slogans brandis en même
temps : «non à la haine» et «oui à la liberté d'expression».
Pris
séparément, ces deux slogans sont justes... mais simplistes.
Car mis
ensemble, une étrange complexité apparaît.
Il faut distinguer ce que
l'on exprime -le fond- de la façon de l'exprimer -la forme.
Concernant le fond, toutes les idées doivent pouvoir s'échanger, tous
les désaccords aussi, sans que l'on soit menacé dans sa vie.
Si les
terroristes avaient attaqué un journal «ordinaire», c'est ce droit
fondamental qui aurait été visé.
Mais Charlie Hebdo n'est pas un journal
ordinaire.
Il est un journal satirique, qui, à travers ses caricatures,
entend faire réfléchir en se moquant.
Ici, ce qui est en jeu, c'est la
forme.
Proclamer être Charlie, ce n'est pas seulement
défendre le droit de pensée, le droit au désaccord -ce que je partage,
comme tant d'autres-, c'est défendre aussi le droit d'offenser selon
les codes de l'autre, c'est défendre le droit d'humilier, de ridiculiser
publiquement.
C'est autre chose que l'impertinence dont parlent
pudiquement certains journalistes.
Voilà pourquoi je ne suis pas
Charlie.
Pourquoi tant de haine?
Etre Charlie, c'est croire aussi que tout le monde est capable
d'encaisser impassiblement ou avec le sourire les humiliations
publiques.
C'est croire que toutes les cultures partagent nos codes,
notre sens de l'humour et que, si ce n'est pas le cas, elles devraient y
tendre puisque nous détenons la vérité sur les bonnes conduites.
Voilà
pourquoi je ne suis pas Charlie: parce que dans le monde réel, je sais
que tout le monde n'est pas capable de rire de tout, y compris de
soi-même.
Par contre, tout le monde a besoin de se sentir respecté, y
compris dans le désaccord.
Non à la haine, oui à la liberté d'expression?
A cela je réponds qu'au nom du refus de la haine, il faut oser
refuser les modes d'expression qui peuvent blesser, qui sont ressentis
par ceux qui sont visés comme de la haine, et qui suscitent en retour de
la haine.
On a le droit de n'être pas d'accord avec les autres, on n'a
pas le droit de les humilier.
Maux d'esprit
Entre des crayons et des
kalachnikovs, le rapport de force semble disproportionné, injuste,
cruel.
Ce que nous ne voulons pas voir -et que pourtant nous savons
tous-, c'est que l'humour peut être d'une violence inouïe, qu'il peut
blesser, qu'il peut détruire: certains se suicident à force d'être
ridiculisés.
Certains dessins, certains mots d'esprit sont pires que des
fusils: ceux-ci tuent d'un coup, ceux-là, à petit feu.
Les
lâches assassinats, que rien ne saurait excuser, nous renvoient une
image de nous-mêmes bien cruelle.
Je crains que l'émotion nous aveugle. (2)
Jean-Michel Longneaux (1)
(1) Jean-Michel Longneaux est philosophe et professeur à l'Université de Namur.
(2) Cette tribune a déjà été publiée sur le site du Vif/L'Express (sous le titre de «Tous contre la barbarie?») et est reproduite ici avec l'autorisation de l'auteur, que nous remercions. Les titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction.