mardi 29 mai 2012

Déliance sociale. Les rationalisations déliantes.

La déliance sociale est conséquence 
de la rupture des liens humains fondamentaux.
Car l'individu de notre temps ne se sent plus relié
ni aux autres, 
ni à lui-même, 
ni à la terre, 
ni au ciel.
D'où la quadruple déliance  
que décrit Marcel Bolle de Bal (1):
celle, «socio-écononomique», d'un emploi menacé,
celle, «socio-technique», d'un travail «rationalisé»,
celle, «socio-psychologique», d'un travailleur isolé,
et celle, «socio-organisationnelle», d'un pouvoir éclaté...

Marcel Bolle de Bal

Les diagnostics concernant notre système social vont tous dans le même sens, nous vivons à l’ère de la foule solitaire pour Reisman, de la fourmilière d’hommes seuls pour Camus, de la solitude collective pour Martin Buber.

Emiettée, éclatée, désagrégée, morcelée, sérialisée, telle apparaît notre société aux yeux des observateurs les plus avertis. 
Tous ces épithètes renvoient à un phénomène de base: celui de la désintégration communautaire, de la dislocation des «groupes sociaux primaires» –la famille, la paroisse, le village, l’atelier– au sein desquels se réalisait traditionnellement la socialisation des futurs adultes. 
A la base de ce mouvement apparemment irréversible: la raison et ses applications dans les domaines les plus divers, sous forme de «rationalisations» scientifiques, techniques, économiques et sociales (industrialisation, urbanisation, production et consommation de masse, organisation «scientifique» du travail, etc.).

Mais cette raison-là est déraisonnable: elle porte en elle le germe de ce qui peut être perçu comme une nouvelle maladie, la déliance, conséquence de la rupture des liens humains fondamentaux.

Cette rupture, dont souffrent les êtres de notre temps, est polymorphe.

Ils ne sont plus reliés aux autres, si ce n’est par des machines: la chaîne pour les producteurs, la télévision pour les consommateurs.

Ils ne sont plus reliés à eux-mêmes: les frénésies de la carrière, de la consommation, de l’information surabondante ne leur laissent plus le temps de s’interroger sur leur être profond, sur le sens de leur vie.

Ils ne sont plus reliés à la terre : les espaces verts sont dévorés par le bitume des villes bétonnantes.

Ils ne sont plus reliés au ciel : Dieu ne semble pas répondre aux appels angoissés qui lui sont adressés.

Déliés, déconnectés, disjoints, marqués par ces carences de «reliance» (2), ils apparaissent
comme le fruit social de leur propre esprit, de leur propre science. 
La déliance sociale est l’enfant pervers de la raison scientifique.

Les nouvelles technologies accentuent dramatiquement ces phénomènes de déliance sociale, culturelle, humaine. 
Elles sont porteuses d’une double réalité contradictoire, paradoxale: elles développent la reliance technique mais dissolvent la reliance humaine; elles multiplient les possibilités d’informations et de communications mais aggravent le problème de l’information et de la communication.

Cette maladie de déliance –antérieure à l’apparition de nouvelles technologies, mais rendue plus aiguë par leur croissance exponentielle– se développe dans cinq directions: socio-économique (l’emploi), socio-technique (le travail), socio-psychologique (les communications), socio-organisationnelle (le pouvoir), socio-culturelle (les solidarités sociales).

Une déliance socio-économique: l’emploi menacé

Le travail-emploi constitue, dans notre système socio-économique, une structure de reliance fondamentale. 
Le travail, en effet, relie la personne des travailleurs:
- extérieurement, à l’ensemble du système de production (reliance socio-culturelle),
- intérieurement, à son instinct de création (reliance psychologique).

Avoir un emploi, c’est avoir un sens socio-économique, une existence socio-culturelle, une identifié socio-culturelle. 
Perdre son emploi, c’est vivre la rupture d’une double reliance, souffrir une double déliance.

En ce domaine, les prévisions sont très incertaines. 
L’hypothèse la plus optimiste prévoit une croissance économique à emploi constant et chômage accru: les nouvelles technologies sont donc à l’origine d’un grave problème de déliance socio-économique.

Une déliance socio-technique: le travail «rationalisé»

A bien des égards, les nouvelles technologies ne constituent qu’une étape dans le profond mouvement de rationalisation du travail sur lequel s’est construit le développement des sociétés industrielles.

Mais ces nouvelles technologies présentent sous cet angle une dimension originale: la rationalisation qui leur est associée n’est plus seulement d’ordre technique, elle est aussi et surtout sociale, socio-technique. 
Les nouvelles machines imposent à l’homme non seulement leur temps, leur rythme, leur cadence, mais aussi leur logique, leur langage, leur code. 
Elles s’interposent entre lui et sa pensée, sa culture, sa liberté. Elles répandent un langage abstrait; un langage de signes, un jargon ésotérique. 
Ainsi l’activité informatisée a-t-elle pu être qualifiée de «hiéroglyphique», sa transmission, son traitement, sa destination finale demeurent inconnus.

Rien d’étonnant, dès lors, à constater ce résultat paradoxal de la rationalisation : la rationalité absorbe et détruit la raison. 
L’irrésistible progression de la rationalisation peut être résumée dans une image: on est passé de la parcellisation du travail industriel à l’abstraction du travail informationnel.
L’informatisation du tertiaire s’accompagne, dans certains cas, d’une «taylorisation» du travail administratif.

Dans ce contexte se produit une coupure des liens affectifs entre le travailleur et un travail abstrait: la déliance socio-technique se double d’une déliance socio-psychologique.

Une déliance socio-psychologique: le travailleur isolé

Nous touchons ici une dimension essentielle du phénomène de déliance vécu par les travailleurs: la rupture des relations interpersonnelles, la déchirure du tissu social avec pour conséquence la naissance d’un sentiment d’isolement, de solitude.

Cet isolement est multiforme: isolement face aux consoles d’ordinateur, dans des cabines de contrôle, même pendant les pauses (il faut se relayer), isolement lié au travail posté (par équipes séparées) ou au travail à domicile (grâce à la téléinformatique).

Cet isolement de fait est source d’une solitude paradoxale: les hommes sont reliés par des techniques, non par le corps; ils sont connectés mais n’ont plus de relations (face-à-face). 
Les techniques de communication tuent la communication. 
Au fur et à mesure que croissent les reliances techniques, la reliance humaine, elle, décroît (songeons à tous ces répondeurs automatiques qui envahissent notre vie professionnelle et privée, ou encore au développement fulgurant des échanges «virtuels» via le Minitel ou Internet…).

Les nouvelles technologies développent les possibilités de communications fonctionnelles (les notes et informations circulant dans le système de production), au moment même où elles freinent les communications existentielles (les plus signifiantes en matière de reliance). 
Le «comment communiquer» l’emporte sur le «quoi communiquer».

La rationalisation, une fois de plus, se révèle irrationnelle: le succès des clubs et autres «groupes de rencontre», paradis plus ou moins artificiels d’échanges, de reliance et d’initiation, ne témoignent-ils pas du refoulement socio-culturel imposé par la logique aveugle des nouvelles technologies?

Une déliance socio-organisationnelle: le pouvoir éclaté

Un trait commun aux trois phénomènes de déliance déjà évoqués: le sentiment d’une perte de pouvoir réelle ou potentielle, qu’éprouvent les usagers de nouvelles technologies.

Cette perte de pouvoir est réelle, dans la mesure où la rationalisation entraîne un déclin de l’autonomie professionnelle non seulement des ouvriers d’entretien, des employés de bureau, des cadres en procès de prolétarisation: tous perdent le pouvoir qu’ils possédaient ou croyaient posséder au sein des structures anciennes.

La source de toutes ces déliances entre les ouvriers et leurs œuvres, entre les travailleurs, est à rechercher moins dans les innovations technologiques, que dans un système d’organisation (système structurant les relations de pouvoir) fondé sur une logique de division, de séparation, de déliance (division du travail, séparation de la pensée et de l’exécution, éparpillement des groupes sociaux, éclatement des structures de pouvoir): en ce sens nous pouvons parler à juste titre d’une déliance socio-organisationnelle, réalité sous-tendant les phénomènes si souvent évoqués de la crise de l’autorité et de la crise de générations…

Une déliance socio-culturelle: les solidarités disloquées

Ce type de déliance marque tout particulièrement la classe ouvrière et les organisations syndicales qui souhaitent en canaliser l’énergie.

Les nouvelles technologies isolent les travailleurs, déchirent le tissu social, diversifient les espaces et temps de travail, multiplient les catégories professionnelles: en cela elles réduisent les possibilités d’actions collectives, de situations fusionnelles où par contagion se construit l’esprit de corps, de solidarité affective et effective, de prise de conscience des rapports de classe, bref d’initiation aux luttes sociales. 
La classe ouvrière, dans les représentations dominantes véhiculées par les nouveaux média, cesse d’être une foule en lutte au coude à coude pour devenir une somme de travailleurs individuellement interrogés par sondages.

Face à cette déliance polymorphe, naissent et croissent des aspirations de re-liance, en particulier ces aspirations de reliance sociale évoquées par ailleurs: les individus déliés, isolés, séparés, aspirent à être reliés, et à être reliés autrement. 
Ces aspirations émergentes constituent, me semble-t-il, un enjeu social crucial pour notre société, pour nos politiques sociales… 
Enjeu actuellement pris en charge par le mouvement écologiste, dont les récents succès électoraux méritent à cet égard d’inciter à la réflexion. (3)(4)

(A suivre)

Marcel Bolle de Bal 

(1) Le (psycho)sociologue belge Marcel Bolle de Bal est professeur émérite de l'Université Libre de Bruxelles et président d'honneur de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française. Il a été consultant social (durant de nombreuses années), conseiller communal à Linkebeek, en périphérie bruxelloise (1965-1973, 1989-2000), lauréat du Prix Maurice van der Rest (1965). Il a signé plus de 200 articles et une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels...
. Les doubles jeux de la participation. Rémunération, performance et culture, Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1990;
. Wegimont ou le château des relations humaines. Une expérience de formation psychosociologique à la gestion , Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1998;
.
Les Adieux d'un sociologue heureux. Traces d'un passage, Paris, l'Harmattan, 1999;
. Le Sportif et le Sociologue. Sport, Individu et Société, (avec Dominique Vésir), Paris, l'Harmattan, 2001;
. Surréaliste et paradoxale Belgique. Mémoires politiques d'un sociologue engagé, immigré chez soi et malgré soi, Paris, l'Harmattan, 2003;
. Un sociologue dans la cité. Chroniques sur le Vif et propos Express, Paris, l'Harmattan, 2004;
. Le travail, une valeur à réhabiliter. Cinq écrits sociologiques et philosophiques inédits, Bruxelles, Labor, 2005;
. Au-delà de Dieu. Profession de foi d'un athée lucide et serein, Bruxelles,Ed. Luc Pire, 2007;
. Le croyant et le mécréant. Sens, reliances, transcendances" (avec Vincent Hanssens), Bierges, Ed. Mols, 2008.
(2)
Il s’agit de carences dans les médiations institutionnelles et structurelles devant assurer la création de liens entre l’individu et les systèmes dont il fait partie, liens donnant du sens à son existence. La recherche menée par notre équipe voici une vingtaine d’annéesa mis en évidence trois catégories de telles carences: des carences liées à la désorganisation des structures socio-économiques (marché de l’emploi), des carences liées à la surorganisation des structures techno-bureaucratiques (développement des institutions-choses), des carences liées à l’organisation des structures psychosociologiques (crise de l’autorité).

 (3) Le contenu de ce message nous a été envoyé par l'auteur, que nous remercions. Il constitue la septième partie d'un texte qui a déjà fait l'objet d'une publication: Bolle de Bal Marcel, Reliance, déliance, liance: émergence de trois notions sociologiques, in Sociétés 2003/2 (no 80), pp.99-131. Le solde du texte original suivra. Le titre et le chapeau sont de la rédaction.
(4) Pour suivre (sous réserve de modifications de dernières minutes): des messages consacrés
. au sous-système social de la déliance, puis à la liance (par Marcel Bolle de Bal),
. à la sociologie existentielle (par Marcel Bolle de Bal),

. au personnalisme (par Vincent Triest, Marcel Bolle de Bal...)....

3 commentaires:

  1. Bonjour,
    voici la dernière newsletter TETRA et TERRE & CONSCIENCE avant l'été. La programmation provisoire 2012-2013 sera en ligne à partir du 1er juin.

    Nous vous souhaitons un très bel été et vous donnons rendez-vous à la rentrée.
    L'équipe TETRA

    LES CONFERENCES
    - Entre espoir et illusion : les secrets de l’optimisme - Thierry JANSSEN - jeudi 31 mai à 20h - UCL Bruxelles - Auditoire Lacroix
    - Isis l'Eternelle - Florence QUENTIN - jeudi 14 juin à 20h - LES SOURCES (Bruxelles)

    LES ATELIERS ET SESSIONS
    - Schémas karmiques et champs akashiques - Liliane VAN DER VELDE - 2 et 3 juin - Bruxelles
    - Méditation et Réalisation - Jean-Yves LELOUP - du 4 au 8 juillet - Val de Consolation (France)

    INFOS ET RESERVATIONS : www.tetra-asbl.be

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  2. TERRE ET CONSCIENCE

    L’équipe des bénévoles prendra soin du potager tout l’été. Bienvenue à toutes et tous !
    Nous vous donnons rendez-vous à la rentrée avec un nouveau programme qui sera mis progressivement en ligne dans les mois à venir.

    LES ATELIERS
    - Cercle de tambour et soin chamanique de groupe pour la Terre – Liliane van der VELDE – jeudi 31 mai - 19h30- 22h – Les Sources

    - Rencontre amoureuse avec la nature - Liliane van der VELDE – lundi 4 juin - 10h- 16h – Le Potager

    - Cycle pratique autour des saisons du potager – Hermann PIRMEZ – lundi 11 juin – 10h -13h - Le Potager (Tervuren)

    - Initiation à la permaculture – Guy BASYN – jeudi 14 juin ou samedi 17 juin – 14h – 17h – Chaumont-Gistoux (Belgique)

    - Hutte de sudation – Gilles WURTZ – 21 et 22 juin – Hermeton (Belgique)

    - La métamorphose chamanique – Gilles WURTZ – 23 et 24 juin – Hermeton (Belgique)

    - Initiation aux fleurs de Bach au cœur de la nature – Marie-Chantal MOLLE – 26 juin - 10h – 17h – Le Potager

    INFOS ET RESERVATIONS : www.terreetconscience.org

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  3. «One people, One planet» aura lieu du 23 au 25 août 2012 à Louvain-la-Neuve.
    Il s’agit de la deuxième édition d’un forum participatif qui réunit les acteurs de la gouvernance publique, les organisations citoyennes, les entreprises privées et les citoyens de différentes générations afin d’élaborer ensemble une vision alternative et commune du monde.
    L'édition 2012 explore les changements culturels individuels et collectifs nécessaires pour changer nos rapports à la nature, l’économie et la société au moyen d’une Agora participative et d'un séminaire pour explorer les processus du changement dans trois domaines: un partenariat avec la nature, une macroéconomie responsable et une société solidaire.
    Pour en savoir plus : www.onepeople-oneplanet.be

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