vendredi 31 mai 2013

Populisme. Tout en un…

 
Le peuple 
Une entité abstraite 
que l’on ne se préoccupe pas 
de définir.
Et qui se fonde  
de facto 
sur un agrégat 
de frustrations,
de ressentiments, 
de colères 
et de protestations.

Paradoxe: autant le populisme se caractérise par la position éminente d’un «leader» charismatique et autoritaire, autant «à cette personnalisation très poussée s’oppose une tendance au collectivisme englobant toutes les classes sociales, reprend Werner Bauer.  
Le postulat des populistes est l’existence d’une volonté commune du peuple et d’une vaste homogénéité culturelle.» (1)
Cette conception du peuple regroupe pourtant prolétariat et classe moyenne, voire même fraction non négligeable des catégories favorisées, en une entité présentée comme 
● majoritaire, 
● homogène, 
● monolithique. 
«Dans cette perspective, le populisme s'oppose aux marxismes, qui s'adresse spécifiquement au prolétariat ou à la classe ouvrière, analyse Patrice Deramaix. 
Le populisme russe, comme le populisme américain, mobilisait le monde rural. 
Le populisme d'aujourd'hui mobilise les couches populaires supposées s'enraciner dans la nation perçue comme unicité ethnique.»  (2)

Peuple virtuel

Sous cet angle, le peuple est donc appréhendé comme un gigantesque bloc dont chacun des éléments constitutifs serait de mêmes nature et caractère. 
Un bloc unique, donc, qui ne laisse aucune place aux tendances contradictoires ou simplement variées. 
Cette représentation unificatrice, censée transcender les clivages de classe pour mieux affronter les périls extérieurs, débouche sur la fiction d’une société identitaire qui fait l’impasse sur la qualité des liens sociaux. 
Le populisme «ignore la segmentation en classes sociales, en dehors d’une ligne de clivage unique, tranchante, mais fondamentale séparant le peuple des élites, confirme Dominique Reynié. 
S’il n’y a pas de classes sociales, il n’y a que des individus. (…) 
Le "peuple" est une entité abstraite que l’on ne se préoccupe guère de définir et que représente un leader parlant à une pluralité d’individus, pris dans leur frustration personnelle, dans leur ressentiment personnel et non dans une revendication de groupe ou l’exaltation d’une quelconque cause commune. 
Le peuple du populisme est une agrégation de colères individuelles, de protestations disparates, morcelées, et qui n’ont pas grand chose à faire ensemble quand elles ne sont pas purement et simplement contradictoires.» (3)
La vision du monde populiste idéalise donc un peuple appréhendé dans sa dimension culturelle et idéologique. 
En outre, elle relève d’une approche émotionnelle... 
«Le peuple auquel les populistes font appel, généralement, est un peuple qu'on pourrait dire brute, observe Thériault.  
C'est le peuple du sentiment, de la passion, et non pas le peuple de la parole. 
On pourrait dire que le populisme essaie de flatter le peuple dans le sens du poil, non pas de le questionner ou de l'interpeller.»  (4)
Flatter le «peuple», donc. 
Mais pas n’importe lequel. 
Un peuple qui se démarque… 
● Qui se démarque, d’abord, «de l’élite "assoiffée de pouvoir", "hautaine" et "corrompue", de l’establishment, de la "classe politique"», précise Bauer. (5)
● Qui se démarque, aussi, de l’étranger. 
Car le populisme est par ailleurs corrélé à une pensée de type nationaliste. 
«C’est l’idéal d’un peuple seul avec lui-même, sans aucune médiation ni parasitage du rapport à soi, fait valoir Reynié.
C’est un peuple, parce qu’il est en butte à ceux qui le gouvernent, mais c’est un peuple national parce qu’il est en butte à l’étranger qui le menace. 
Certes, les figures de l’étranger sont multiples, mais elles n’ont pas toutes la même importance.
Dominent largement, jusqu’à l’hégémonie, la dénonciation de l’immigré et le rejet de l’Europe.» (6)
Un ressort identitaire qui, dans certains pays, débouche même sur un populisme de séparation.  (7)

(A suivre)

Christophe Engels

[1] Bauer Werner, op. cit.
[2] Deramaix Patrice, op. cit.
[3] Reynié Dominique, op. cit., pp.131-132.
[4] Thériault Joseph-Yvon, op. cit.  
[5] Bauer Werner, op. cit.
[6] Reynié Dominique, op. cit., p.13.
[7] Cfr. Reynié Dominique, op. cit., p.153.
 

2 commentaires:

  1. (Ré-)concilier éthique et économie

    Oui, si l’on en croit John Maynard Keynes dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, lorsqu’il affirme que « les hommes d’action, qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales, sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé » (Keynes [1936]), un tel projet de conciliation entre éthique et économie est envisageable, encore faut-il pouvoir en convaincre lesdits hommes d’action – politiciens ou hommes d’affaires -, qui semblent parfois osciller entre fatalisme et cynisme. Or, un tel projet est non seulement envisageable, il a aussi été envisagé par nombre de grands économistes, dans le passé ou dans le présent, au premier rang desquels apparaissent deux figures incontournables : Adam Smith, père de l’économie politique et inventeur génial de la théorie de la main invisible, et Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998 et fondateur de la célèbre approche par les capabilités.

    Dans la Théorie des Sentiments Moraux, Smith définit le « spectateur impartial » comme « celui qui réside au-dedans du cœur, (…) l’homme intérieur, (…) [le] grand juge et arbitre de notre conduite » (Smith [1759]). On peut souligner ici avec raison la proximité des positions éthiques de Smith et de Kant. En effet, l’expression « spectateur raisonnable en même temps qu’impartial » (Kant [1785]) dont fait usage Kant dès le début de la Fondation à la métaphysique des mœurs provient vraisemblablement de Smith dans la mesure où nous savons que Kant a lu la Théorie des sentiments moraux avant la rédaction de la Fondation. Le sujet moral smithien est doté de cette aptitude à se mettre à la place de l’autre – non pas seulement à la place de l’autre de l’environnement immédiat, mais de l’autre lointain, étranger, « indifférent » à ses désirs, à sa conception particulière du bien, à son rationnel- pour juger son propre comportement. L’irruption d’un « spectateur impartial » et raisonnable dans notre monde clos nous permet de nous ouvrir au reste du monde, elle nous permet d’examiner nos convictions locales et provinciales. En un mot, elle permet une réconciliation entre le rationnel – que l’on associe classiquement au comportement économique – et le raisonnable – qui invite à une révision de nos préférences immédiates sur la base de considérations éthiques.

    ./...

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  2. ./...



    On peut observer ce même mouvement de réconciliation entre raisonnable et rationnel dans les travaux de Sen. D’une part, du côté rationnel, se trouve le choix d’un individu quant à la vie qu’il souhaite mener. Dans l'approche par les capabilités, la vie que l’on a choisi de mener représente un point dans l'espace des modes de fonctionnement. Sen définit un mode de fonctionnement de la façon suivante : « un mode de fonctionnement est une réalisation de la personne : ce qu’elle parvient à faire ou à être » (Sen [1985]). La capabilité correspond alors aux différents points de l'espace des modes de fonctionnement que la personne peut atteindre en fonction de la société dans laquelle elle vit, de ses ressources financières et de ses talents et handicaps. On voit donc que la capabilité représente les différents choix de vie qui s’offrent à un individu et parmi lesquels il peut choisir librement selon sa conception particulière du bien. D’autre part, du côté raisonnable – ou éthique -, on trouve la manière spécifique dont Sen définit la démocratie en tant que « gouvernement par la discussion ». Pour Sen, la démocratie ne saurait en aucun cas être réduite à sa composante représentative ou à la question du scrutin (Sen [2009]), mais comprend beaucoup d'autres éléments tels que la protection des droits et des libertés individuelles, la liberté de la presse et la participation effective de chacun, y compris des plus défavorisés, au débat public. En d'autres termes, l'idée de démocratie pour Sen est forcément liée au raisonnement public, à la délibération suivant en cela la vision de la philosophie politique contemporaine en particulier promue par Rawls et Habermas. Comme pour le « spectateur impartial » smithien, le raisonnement public tel que conçu par Sen permet aux individus de réviser leurs préférences immédiates ; il permet, en dernière instance, la (ré-)conciliation entre raisonnable et rationnel, entre éthique et économie.

    Herrade Igersheim-Chauvet, PEGE, Université de Strasbourg

    http://ethique-alsace.unistra.fr/uploads/media/64_Lettre_CEERE_Juin_2013.pdf

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