Prise d’otage
Nous sommes pris en otage, collectivement, par une logique du profit grâce à laquelle nos employeurs nous paient des salaires et notre Etat social-démocrate finance nos services publics.
Les engrenages «profit-emploi» et «profit-Etat» sont profondément inscrits dans notre social-démocratie.
Le capitalisme est intrinsèquement gaspilleur non seulement de ressources naturelles, mais de ressources humaines: surconsommation creuse, démotivation au travail, perte de sens, dépression, voire suicide.
La prétendue «efficacité» de notre modèle de production et de croissance s’accompagne d’une inefficacité profonde, non seulement écologiquement mais aussi humainement.
Dépression coupable
Embaucher un salarié, l’utiliser à fond, puis le remplacer ou le remiser (3) avec la complicité plus ou moins explicite des pouvoirs publics), cela peut coûter cher aux entreprises comme à l’Etat, mais il y a moyen de transférer la charge sur le salarié lui-même: il peut être rendu responsable de sa propre santé, de sa propre performance, de sa propre disponibilité.
On peut lui faire comprendre que sa dépression est une question de responsabilité personnelle.
On peut engager des avocats pour démontrer que son suicide ne peut être imputé à l’entreprise.
Le ressort secret de la croissance capitaliste réside dans cette extrême fragilité et «remplaçabilité» de la ressource humaine.
C’est ce qui permet de rendre les gens productifs.
Qui plus est, une fois passée de l’autre côté de la barrière dans son rôle d’acheteur, la ressource humaine doit également être rendue «consommative», afin de soutenir la croissance productiviste par une croissance consumériste.
Au-delà des formules creuses…
Un capitalisme vert va-t-il remédier à ces mécanismes simplement parce qu’on produira des éoliennes, des sacs en maïs ou des moteurs à cogénération?
Tant que l’enjeu sera la rentabilité maximale, donc le travail productif et le «loisir consommatif», nous ne sortirons pas de la logique ambiante.
Il n’est pas plus joyeux d’être exploité pour des éoliennes ou des chemises en lin biologique que pour des voitures diesel ou des trainings en synthétique.
Raison principale du malentendu: le capitalisme vert insiste sur la centralité des ressources naturelles et de l’environnement, mais nettement moins (ou pas du tout) sur l’écologie humaine.
Quand ses défenseurs nous disent que, par ailleurs, il faut se débarrasser de la mentalité du «toujours plus» pour aller vers le «toujours mieux», ils semblent oublier de nous dire comment nous allons nous y prendre, au sein d’une logique capitaliste mondialisée où, précisément, «toujours mieux» coïncide avec «toujours plus».
Jeu de dupes
Non, décidément, l’aménagement intérieur du mobilier social-capitaliste par partenariat public-privé entre les entreprises, les syndicats et les pouvoirs publics nous fait tourner en rond.
Le dialogue social est certes un indispensable garde-fou, et les luttes syndicales n’ont pas perdu de leur actualité.
Mais tout cela manque singulièrement de vision, et d’une saine radicalité.
Les partis en place (qu’ils soient dans la majorité ou dans l’opposition) font encore recette, mais c’est sur fond d’un essoufflement croissant.
Trahison de l’opulence
Les citoyens, eux, sont de plus en plus nombreux à le sentir, et à se déplacer en douce vers des mouvements politiques et culturels nouveaux, comme
l'objection de croissance, la simplicité volontaire
(4), les villes et communes en transition, les
coopératives ou les écovillages, les systèmes d'échange locaux
(5), les monnaies alternatives
(6).
Non qu’ils soient tous des «anarchos» prêts à tout faire sauter, loin de là.
Ils travaillent d’ailleurs souvent eux-mêmes comme salariés, voire comme managers.
Simplement, ils prennent conscience de ce qu’Ivan Illich, Jean-Pierre Dupuy et d’autres ont appelé, dès les années 1970, la «trahison de l’opulence».
Ils voient que les promesses de sens de la vie que le capitalisme productiviste et consumériste nous a proposées n’ont pas été tenues.
Ils se décident à devenir des militants existentiels.
Militants existentiels
Nous entrons dans une ère citoyenne toute neuve, celle où chercheront à émerger des initiatives post-capitalistes: entreprises coopératives orientées vers la décroissance des profits destructeurs et vers des modes de production démocratiques, écovillages adossés à des agriculteurs bio, communautés locales en quête d’autosuffisance économique, habitats groupés tournés vers la lutte «en acte» contre le consumérisme, quartiers alternatifs destinés à vivre avec des «circuits courts», etc.
Il s’agit de les accompagner, de les financer, de les encourager et de les amplifier, non de les récupérer ou de les mettre sous tutelle.
Il faut notamment repenser radicalement nos politiques de soutien de revenu: un revenu de transition économique (RTE) -sorte de crédit social ou dividende monétaire de transition-, incluant soins de santé et pension, permettrait à ceux qui y aspirent de se déconnecter de la logique dominante et de construire sur le long terme des exemples de vie alternative.
Cela protégerait autant que possible ces initiatives contre la concurrence déloyale de la logique capitaliste, féroce réductrice de coûts et gaspilleuse d’humains.
Signal fort
N’est-il pas temps d’exiger bruyamment la mise en place – en face des ministères de l’Economie et des Finances – d’un véritable ministère de la transition économique, doté d’une puissance budgétaire équivalente et chargé de financer (par le RTE et par divers subsides), de coordonner et d’accompagner ces initiatives citoyennes économiquement novatrices?
Ce ne serait certes qu’un petit pas, vu la tendance actuelle de nos élus (belges comme européens) à vouloir étouffer la radicalité citoyenne sous un Green New Deal mi-figue mi-raisin.
Mais ce serait déjà un signal fort envers une population qui attend davantage que des réaménagements de la croissance capitaliste.
Et ce serait un moyen de rendre visible une orientation vers un changement plus profond – une orientation sur laquelle on ne pourrait plus revenir en arrière, même si on l’embrasse au départ avec tiédeur.
Viendra un jour où les ministres de la transition économique pourront se rendre compte que de plus en plus de mouvements politiques et culturels sont derrière eux, et où ils oseront le pas qui fait encore si peur aujourd’hui à nos décideurs, vers un post-capitalisme déjà en gestation parmi tant de leurs électeurs. (2)(7)
Christian Arnsperger
(1) Christian Arnsperger est docteur en sciences économiques, chercheur au Fonds national belge de la recherche scientifique (FNRS) et professeur à l'Université Catholique de Louvain (rattaché à la Chaire Hoover d'éthique économique et sociale). Il a notamment écrit Critique de l'existence capitaliste. Pour une éthique existentielle de l'économie, Cerf, Paris, 2005 et Ethique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel, Cerf, Paris, 2009. Il publie deux blogs, l’un en français («Transitions»), l’autre en anglais («Eco-transitions»). Il a déjà été à «l'honneur» de cinq messages sur «Projet relationnel», les 19 février, 1er mars, 2 novembre et 17 décembre 2010, ainsi que le 30 avril 2011.
(2) Ce message est repris d’une Carte blanche de Christian Arnsperger, parue dans Le Soir du 28 octobre 2009, et que nous nous permettons de reproduire ici faute de pouvoir encore y accéder, aujourd'hui, sur le site du quotidien bruxellois. Les titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction.
(3) Plan de relance initié par les autorités politiques de Wallonie.
(4) Voir, sur ce blog, les messages publiés à ce sujet en mars 2010.
(5) Voir, sur ce blog, les messages publiés à ce sujet en mars et avril 2011.
(6) Voir, sur ce blog, les messages publiés à ce sujet en mars et avril 2011.
(7) Pour suivre (sous réserve d'éventuelles modifications de dernière minute): des messages consacrés
. à une critique de l’existence capitaliste et à une éthique existentielle de l’économie (d'après Christian Arnsperger),
. au post-capitalisme (d'après Christian Arnsperger),
. au post-libéralisme (par ou d'après Laurent de Briey),
. à une présentation de la psychologie positive (par Jacques Lecomte),
. à une approche du bonheur par la psychologie positive (par Jacques Lecomte),
. à une approche du sens de la vie par la psychologie positive (par Jacques Lecomte),
. à plusieurs aspects de la Communication Non Violente et à l'Université de Paix (d'après Marshall Rosenberg, avec l’aide précieuse de Jean-Marc Priels),
. à l’Approche Centrée sur la Personne (d'après Carl Rogers, avec l’aide précieuse de Jean-Marc Priels),
. à la reliance et à la sociologie existentielle (par Marcel Bolle de Bal),
. au personnalisme...