jeudi 28 juin 2012

Slow Science. Luxe nécessaire...













Est-il possible aujourd'hui, 
pour un scientifique, 
de récuser la course folle 
qui conduit à sacrifier la réflexion 
sur l’autel de délais toujours plus courts?
D'échapper à l’inquiétude qui le saisit 
lorsqu'il voit s’élever la pile des nouvelles publications 
sur le bureau d’un collègue. 
De s’offrir le «luxe», pour nourrir sa réflexion,
de folâtrer, de bricoler 
ou de s’absorber tout entier dans un problème
Difficile, estime Olivier Gosselain (1).
Et pourtant nécessaire...

Olivier Gosselain

Pour mieux cerner les termes de la réflexion à entreprendre, examinons brièvement le contenu des quelques appels en faveur d’une approche Slow Science. 

Symptômes et solutions

Le plus simple est de procéder chronologiquement, en commençant par Eugene Garfield. 
Ce dernier fustige l’image populaire d’un progrès scientifique essentiellement lié à une succession d’éclairs de génie et de découvertes fortuites. 
Les percées importantes, écrit-il, sont plus souvent issues de décennies de travail. 
Elles proviennent d’individus «qui labourent opiniâtrement un champ mûr pour une découverte, et qui sont préparés intellectuellement à reconnaître et exploiter des résultats inattendus». 
En matière de recherche, la lenteur et la constance l’emportent donc sur la vitesse et la versatilité. 
Le danger vient de la pression exercée par l’opinion publique sur les chercheurs – via les politiques de financement – dont on attend qu’ils obtiennent des résultats immédiats, dans des domaines qui changent sans cesse au gré de l’actualité. 
Ce que déplore Garfield, en définitive, c’est le déséquilibre actuel entre les recherches de type «curiosity driven» et «objective driven».

Dans un courrier adressé à Nature (2), Lisa Alleva (biochimiste) recentre la critique sur le comportement des scientifiques et particulièrement celui de ses jeunes collègues, engagés dans une course effrénée pour obtenir des financements, une direction de laboratoire ou une titularisation. 
Cette frénésie finit par les écarter des fondements mêmes de la recherche. 
«En me détachant des ambitions de mes pairs, j’ai découvert un secret, écrit-elle.
La science, la slow science, est peut-être le passe-temps le plus enrichissant et le plus agréable que l’on puisse avoir.» (3) 
L’origine de cette découverte? 
Un petit laboratoire dans lequel les chercheurs ont toute liberté de «lire la littérature, de formuler des idées et de préparer soigneusement (leurs) expériences», mettant en œuvre des «stratégies réfléchies.» (4)
Des idées du même ordre sont défendues par Dave Beacon, un physicien spécialisé en informatique quantique. (5)
Séduit par les appels au ralentissement dans de multiples domaines et soucieux de trouver un rythme de vie plus équilibré, il s’interroge...
«Quels changements faudrait-il pour faire advenir une “science plus lente”? 
Et que nous apporterait concrètement ce ralentissement?» 
En ligne de mire: la course folle qui conduit à sacrifier la réflexion sur l’autel de délais toujours plus courts –appels à projet, demandes de financement, publications, communications– ou l’inquiétude qui nous saisit lorsque nous voyons s’élever la pile des nouvelles publications sur le bureau d’un collègue. 
Refuser cette course ne revient pas à réduire sa quantité de travail, mais à transformer son rapport au travail. 
Et cela en s’offrant notamment le «luxe» de s’absorber tout entier dans un problème ou de folâtrer, courir ou bricoler pour nourrir sa réflexion. 
En se donnant le droit de savourer et partager les contributions qui nous émerveillent, plutôt que de se sentir obligé de les critiquer ou d’en produire une version légèrement altérée. 
En trouvant le temps, au final, de s’interroger sur ce que l’on recherche vraiment dans la recherche. 
Le problème est qu’il est très difficile d’atteindre des conditions propices à un tel recentrage lorsque les financements de projet privilégient systématiquement le court terme. 
Des programmes qui ne dépassent pas un horizon de quelques années (6) ont pourtant peu de chances d’engendrer des résultats satisfaisants, pour la simple raison qu’une recherche sérieuse impose souvent l’exploration méticuleuse d’innombrables culs-de-sac.

Notons que cet impératif du temps long est particulièrement cruel pour les programmes interdisciplinaires qui s’efforcent de dépasser la simple juxtaposition de domaines de recherche. 
Comme le constatent nos collègues F. Joulian, S. de Cheveigné et J. Le Marec, «(l)es équipes-projet qui font le pari de l’interdisciplinarité se trouvent (...) dans la nécessité de gérer les contradictions entre les exigences de résultats et retombées rapides de la recherche par projet, et le besoin de durée longue et de marges d’essais et d’erreurs, pour construire véritablement les conditions de l’interdisciplinarité.» (7)
Il en résulte une baisse marquée de la spéculation intellectuelle et de la créativité. 
Le formatage des projets commence d’ailleurs au niveau doctoral: pour espérer un financement, nos jeunes collègues se trouvent maintenant obligés de proposer des recherches balisées, qui sortent aussi peu que possible des sentiers battus. 
Annonçant pratiquement leurs résultats à l’avance, ils tentent ainsi de garantir le retour sur investissement. 
S’il fallait évaluer les projets de la génération précédente sur de telles bases, la plupart seraient tout simplement refusés. 
Quelle ironie, quand on pense que ses représentants occupent aujourd’hui les postes d’évaluateurs!

Science et longueur de temps...

Toute recherche comporte donc sa part d’incertitude et demande un temps considérable pour obtenir des résultats significatifs. 
C’est le leitmotiv des initiateurs de la «Slow Science Academy», qui a vu le jour à Berlin en 2010.  (8)

Dans leur manifeste (9), les auteurs se présentent comme des scientifiques qui ne remettent pas en question le fonctionnement actuel de la science (auquel ils prennent tous part), mais refusent qu’on la réduise à ces seules caractéristiques. (10)
La science, martèlent-ils, requiert du temps. 
Pour lire, pour se tromper, pour découvrir la difficulté de se comprendre –surtout entre sciences humaines et sciences de la nature–, pour digérer les informations et pour progresser. 
Afin de préserver ces bases, sur lesquelles s’est fondée la pratique scientifique durant des siècles, nos collègues allemands proposent la création d’un lieu inspiré des anciennes Académies, où se développait naguère le dialogue en face-à-face entre les scientifiques. 
Leur «Slow Science Academy» aura ainsi pour mission d’offrir une possibilité de retraite aux chercheurs, leur fournissant «de l’espace, du temps et par la suite des moyens, pour qu’ils puissent mener leur job principal : discuter, s’émerveiller, penser.» (11)

Quand plus personne n'a de temps pour rien...

Le dernier plaidoyer en date est un «Appel à un mouvement Slow Science» (12) lancé par un anthropologue français, Joël Candau. 
Ses griefs ont une teneur familière: 
. le temps nécessaire à la recherche manque de plus en plus dans le contexte actuel d’immédiateté, d’urgence, de flux tendus; 
. le fonctionnement des laboratoires impose la mise sur pied continue de projets que nous n’avons jamais le temps de mener correctement; 
. le mode d’évaluation des CV a entraîné une obsession de la quantité et la production de «milliers d’articles dupliqués, saucissonnés, reformatés, quand ils ne sont pas plus ou moins “empruntés”»; 
. les injonctions «d’innovation» et de «performance» poussent à sauter sans cesse d’un domaine à l’autre pour rester dans l’air du temps (et dans la compétition académique: c’est ce que l’Académie des Sciences française nomme «la chasse aux domaines à fort taux de citations et de publication» (13)). 
Quant à la dérive bureaucratique et la réunionite, elles «font que plus personne n’a de temps pour rien»: il faut se «prononcer sur des dossiers reçus le jour même pour une mise en œuvre le lendemain». 
La façon de combattre cette dérive? 
Donner «la priorité à des valeurs et principes fondamentaux».
Mais les propositions de Candau sont surtout d’ordre logistique et administratif: rééquilibrage des activités de recherche et d’enseignement, octroi de périodes strictement consacrées à la recherche, abandon de la bibliométrie dans les évaluations, réduction drastique du temps consacré aux tâches administratives, recentrage sur les questions de fond dans les activités de gestion. (14)(15)

(A suivre)

Olivier Gosselain

(1) Olivier P. Gosselain (photo du haut, à gauche) est professeur à l'Université libre de Bruxelles et Honorary research fellow au GAES de l'University of the Witwatersrand (Johannesburg).
(2) Alleva, L., 2006. Taking time to savour the rewards of slow science. Nature 443, 21 September: 271.
(3) Ibid.
(4) Lisa Alleva est aujourd’hui à la tête de son propre (petit) laboratoire, poursuivant des travaux sur le traitement de certaines maladies virales (voir ce lien, consulté le 17 juin 2011).
(5) Voir ce lien (consulté le 15 juin 2011). 
(6) Joulian, F., S. de Cheveigné et J. Le Marec, 2005. Évaluer les pratiques interdisciplinaires. Nature, Sciences, Sociétés 13 : 284-290 ; p. 286.
(7) Slow-science.org (consulté le 21 décembre 2010). Dommage que l’anonymat et le mode de présentation du site confèrent à cette « Académie » une totale opacité.
(9) Slow science manifesto (consulté le 21 décembre 2010).
(10) Evaluation par les pairs et classement des publications en fonction de leur impact, importance accordée aux médias et aux relations publiques, accroissement de la spécialisation et de la diversification dans toutes les disciplines, applications des recherches en vue d’accroître le bien-être et la prospérité (ibid.).
(11) Ibid.
(12) Daté d’octobre 2010, le document m’a été transmis par Agnès Jeanjean, avec laquelle j’ai souvent discuté des problèmes évoqués ici.
(13) Du bon usage de la bibliométrie pour l’évaluation individuelle des chercheurs, Rapport de l’Académie des Sciences remis le 17 janvier 2011 à Madame la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Voir « Recommandation n°3, p. 6 » (voir ce lien, consulté le 14 juin 2011).
 (14) Ce message est publié avec l'autorisation de l'auteur, que nous remercions. Il constitue la deuxième partie d'un texte dont la suite sera proposée prochainement sur ce blog. Le chapeau, les deuxième et troisième intertitres ainsi que l'encadré sont de la rédaction. 
(15) Pour suivre (sous réserve de modifications de dernières minutes): des messages consacrés
. à la Slow Science (par Olivier Gosselain),
. au rapport de la reliance à l'éthique (par Marcel Bolle de Bal),
. aux sociologie compréhensive, existentielle et clinique (par Marcel Bolle de Bal),
. au personnalisme (par Vincent Triest, Marcel Bolle de Bal...).

En savoir plus sur le mouvement Slow...  
-> Be slow. Etre un activiste, cela veut dire quoi? (Culture-Multimédia, Atelier Multimédia-Communication Citoyenne).
- > Be slow. Le slow activiste et la créativité. (Culture-Multimédia, Atelier Multimédia-Communication Citoyenne).
- > Be slow. Première expérience de slow activisme. (Culture-Multimédia, Atelier Multimédia-Communication Citoyenne). 
- > Be slow. Le slow activiste est-il un funambule sans filet? (Culture-Multimédia, Atelier Multimédia-Communication Citoyenne).
- > Slow city. (Le slow mouvement, le blog qui traite du slow mouvement)
- > Slow travel. (Le slow mouvement, le blog qui traite du slow mouvement) 
- > Slow sex. (Le slow mouvement, le blog qui traite du slow mouvement) 

4 commentaires:

  1. très intéressant!

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  2. Félicitation pour cette intervention qui place l'urgence de prendre le temps de l'efficacité et de la responsabilité de la recherche.

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  3. Vive le slow devenez tous des slow activist.Rendez-vous sur twitter @slowactivist et sur facebook http://www.facebook.com/slowactivist

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    1. Hâtons-nous de ralentir! Le Slow Food, le Slow City, le Slow Travel ou la Slow Science disent tous la même chose. J'applaudis des deux mains, pas pour paresser ou tirer au flanc mais pour prendre le temps de décompresser et de réfléchir. Dans notre monde à mille à l'heure, c'est du simple bon sens. Bravo!

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