vendredi 29 juin 2018

Honni soit qui mâle y pense

















«Oui, Sinjar est libéré.
Mais Sinjar n'existe plus.»
Sinjar ou Kobané, même impitoyable constat.
Irak ou Syrie, même inébranlable combat.
Les Super Nanas du Mouvement des Femmes Libres 
ou des Unités de défense féminines (1)
poursuivent leur résistance face à Daech. 
Vaillantes et militantes.
Kalachnikov à la main.
Et ce slogan aux lèvres: 
«Femmes! Vie! Liberté!»
Liberté face aux barbares djihadistes.
Liberté face à
 l'arrogance des mecs à frime.
Liberté face à un monde qui va de... mâle en pis.


«Dans ce monde qui se dessèche, 
si nous ne voulons pas mourir de soif, 
il nous faudra devenir source.» 
(Christiane Singer)




A Simone Veil





«Si toutes les femmes s'unissent, le terrorisme s'arrêtera.»
Ainsi pense-t-on dur comme fer au sein du Mouvement des Femmes Libres.
Soit une armée de résistance qui, exclusivement composée de représentantes d'un «sexe faible» plus mal nommé que jamais, a été créée il y a une quarantaine d'années en Turquie, autour d'une certaine Sakine (2).
Sakine?
Oui.
Sakine Cansiz.
Cofondatrice, en son temps, du Parti des Travailleurs du Kurdistanle fameux PKK, honni au-delà de tout par le président turc Recep Erdogan.
Icône de tout un peuple.
Et surtout, pour ce qui nous concerne ici, inspiratrice de générations de femmes qui, formées militairement et/ou politiquement, entendent porter bien haut l'idéal d'une société affranchie du patriarcat.

Comandante Guerillera

Pas vraiment la tête de l'emploi, la milicienne?
Peut-être.
Mais les apparences sont parfois trompeuses.
La preuve par l'installation de plusieurs communautés et camps d'entraînement dans les montagnes du Qandil, au nord de l'Irak.
Histoire de rassembler des femmes -kurdes, européennes et autres- autour d'un même projet: édifier des sociétés démocratiques, multiethniques et multiconfessionnelles pour tenter, peut-être, de changer l'histoire, à tout le moins celle du Proche-Orient.

Sakine, Fidan, Leyla et les autres

La machine est en route.
Et l'assassinat de la «guerillera», le 10 janvier 2013 à Paris avec deux autres militantes kurdes, ne changera rien à l'affaire.
Bien au contraire.
Sakine entre définitivement dans la légende.
Conséquence: des centaines de jeunes filles se donnent plus que jamais vocation à contrer la barbarie de Daesh.
Et, plus globalement, la mentalité masculine.
Soit un état d''esprit qui est vu comme voie royale à toutes les formes de domination.
Comme obstacle récurent à l'égalité entre hommes et femmes.
Comme métastase assassine d'un monde invivable.

Sois bon et tais-toi!

Place donc à des.. Académies de Rééducation des Hommes!
Qui distillent neuf mois de cours d'Histoire et de politique... d'un point de vue de femme.
Dans le viseur: l'Etat islamique, bien sûr, mais aussi, pour reprendre les termes du géographe français Yves Raibaud (3), «le modèle d'une masculinité hégémonique, et avec elle, les conduites viriles et leurs avatars, le sexisme et l'homophobie, lesquels sont en général moins prégnants dans des groupes mixtes.» (4)
Du côté du Mouvement des Femmes Libres ou des Unités de défense féminines en tout cas, la masculinité n'est rien d'autre qu'un système d'oppression qu'il s'agit d'interroger et d'analyser en profondeur pour mieux se donner les moyens d'en venir à bout.
«On cherche surtout à comprendre comment l'homme a pu à ce point rendre son univers irrespirable», confie un participant convaincu.
Qui, en quelque sorte, s'est fixé pour objectif d'expurger le mâle de son mal.
De le châtrer de ses velléités de prédateur.
De libérer de ses excès le monde en général et les femmes en particulier.

Contre Daesh, pour la parité

Respect, Messieurs, pour ces meufs de première ligne!
Jeunes recrues ou vieilles de la vieille, elles ont enfilé leur treillis pour lutter contre Daech.
Et aussi, dans le même mouvement, pour conquérir leur droit à l'égalité et à la parité.
Peu importe, donc, leur religion.
Car si kurde ou syriaque est leur prénom, féminisme est leur nom de famille.
Une famille vivifiante, époustouflante, sidérante.
Qui bouscule le Candile.
Qui chamboule le Rojava
Qui bouleverse le Sinjar.
En attendant, sans doute, d'ébranler tout le Moyen-Orient.
Et plus si affinités...

Quand la femme s'éveillera...

Et chacune de ces nouvelles Amazones, arme en bataille et sourire aux lèvres, de se prendre à rêver d'une autre temps.
Celui où rien ne bridera plus les femmes dans leur vocation à se constituer en moitié réjouissante de l'Humanité.



(1) Vidéo en lien: Sauloy Mylène, Kurdistan, la guerre des filles, Magnéto Presse, 2017.
(2) Prononcez Sakiné.
(3) Yves Raibaud est maître de conférences à l'Université Bordeaux Montaigne.
(4) Extrait de Raibaud Yves, La ville faite par et pour les hommes, Belin, Paris, 2015, cité in Ghali Soraya, La ville, territoire mâle, Le Vif/L'Express n°3495, du 28 juin au 4 juillet 2018, p.50. 



mercredi 20 juin 2018

Identité. L'arbre qui cache la forêt.








Derrière l'arbre
du piège identitaire,
la forêt
des 
pièces d'identité.
Et derrière le leurre
d'une appartenance 
unique,
l'heure 
des appartenances 
multiples?
Ce goût pour la diversité,
il s'agit en tout cas,
dans l'urgence, 
d'en sonner le réveil.
Sous peine de s'engluer
dans les fameuses 
«identités meurtrières»
aussi tôt annoncées 
que bien dénoncées
par Amin Maalouf.






«L'Histoire nous a appris que lorsque l'on perçoit les autres et nous-mêmes à travers une mono-identité en assignant à l'individu UNE seule de ses caractéristiques, souvent son origine identitaire -ethnique/religieuse-, la situation est potentiellement dangereuse.
Car les mono-identités conduisent souvent à des identités meurtrières.» (1)
Dans une radioscopie récemment relayée dans ces colonnes, Benoît Scheuer insiste sur les dangers de cette tendance au repli identitaire qui caractérise certaines périodes, dont la nôtre.
Et le le sociologue belge de faire allusion aux «Identités meurtrières» chères à Amin Maalouf. 
L'occasion pour nous de revenir sur le livre éponyme...

Identité tribale: l'art de l'arnaque 

Dans l'ouvrage en question (2) se trouve développé avec subtilité et clairvoyance un propos qui entend battre en brèche l'idée, trop rarement questionnée, selon laquelle il y aurait, au fin fond de chacun d'entre nous, une seule appartenance qui compte.
Faux et usage de faux, contrecarre l'écrivain libanais. 
Pour qui une thèse de ce type relève, sinon de la fiction, à tout le moins du réductionnisme. 
Elle tend en effet à occulter une bonne part de la réalité, donc à tronquer celle-ci en négligeant tout ce qui ne rentre pas dans le schéma initialement retenu.
Soit un solde considérable, composé d'une trajectoire d'homme libre, de convictions acquises, de préférences en tous genres, d'une sensibilité propre, d'affinités multiples... 
Ce qui fait une vie, en somme.
«Il arrive qu'un accident, heureux ou malheureux, ou même une rencontre fortuite, pèse plus lourd dans un sentiment d'identité que l'appartenance à un héritage millénaire» (3), rappelle Maalouf.
Avant d'en rajouter une couche...
«S'il existe à tout moment, parmi les éléments qui constituent l'identité de chacun, une certaine hiérarchie, celle-ci n'est pas immuable, elle change avec le temps et modifie en profondeur les comportements.» (4)
Porter crédit à l'hypothèse d'une supposée essence déterminée une fois pour toutes, c'est donc oublier qu'«en tout homme se rencontrent des appartenances multiples qui s'opposent parfois entre elles et le contraignent à des choix déchirants.» (5)

Sous l'identité, la rage

Le leurre est donc grossier.
Et pourtant...
Le mythe d'une prétendue appartenance fondamentale, souvent religieuse, nationale, raciale ou ethnique, s'avère tenace.
Contribuant ainsi à marginaliser quiconque revendique une identité plus complexe.
A tel point que, pour beaucoup, il devient de plus en plus difficile d'assumer la multiplicité de ses appartenances sans être sommé de choisir son camp et/ou mis en demeure de réintégrer les rangs de sa tribu.
Par qui?
«Pas seulement par les fanatiques et les xénophobes de tous bords, mais par vous et moi, par chacun d'entre nous.
A cause, justement, de ces habitudes de pensée et d'expression si ancrées en nous tous, à cause de cette conception étroite, exclusive, bigote, simpliste qui réduit l'identité entière à une seule appartenance, proclamée avec rage.» (6)

Sortir de l'impasse: l'identité sera complexe ou ne sera pas

Et si, en fait d'identité, chaque personne était constituée d'une foule d'appartenances?
A une tradition religieuse, sans doute.
A une nationalité (sinon deux), bien sûr.
A un groupe ethnique ou linguistique, c'est vrai.
Mais aussi à une famille, plus ou moins élargie.
A une profession, quelle qu'elle soit.
A telle ou telle institution.
A un certain milieu social.
Etc, etc, etc... 
La liste est virtuellement illimitée.
Fait valoir notre guide.
Qui s'empresse de préciser... 
«Toutes ces appartenances n'ont évidemment pas la même importance, en tout cas pas au même moment. 
Mais aucune n'est totalement insignifiante. 
Ce sont les éléments constitutifs de la personnalité.» (7) 
Dont chacun peut se rencontrer chez un grand nombre d'individus.
Mais dont la combinaison ne peut que déboucher sur une absolue singularité.
Dans son entièreté, en effet, le même agencement ne se retrouve rigoureusement jamais chez deux personnes différentes. 
«Avec chaque être humain, j'ai quelques appartenances communes; mais aucune personne au monde ne partage toutes mes appartenances, ni même une grande partie de celles-ci.» (8) 
C'est que tous, sans exception, nous nous trouvons dotés d'une identité composite.
Complexe.
Unique.
Irremplaçable.
Ne se confondant avec aucune autre. 
«Sans doute un Serbe est-il différent d'un Croate, mais chaque Serbe est également différent de tout autre Serbe, et chaque Croate est différent de tout autre Croate.» (9) 
Si nous tendons trop fréquemment à englober les gens les plus différents sous un même vocable, c'est donc par facilité.
Par facilité également que nous leur attribuons collectivement des opinions, des actes, des crimes... 
«C'est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c'est notre regard aussi qui peut les libérer.» (10) 

Il était une fois l'identité...

Faite d'appartenances multiples, l'identité se réduit-elle pour autant à la simple juxtaposition d'appartenances autonomes?
Non.
Car elle conserve son unité.
Au sens où nous la vivons comme un tout.
Un Boris Cyrulnik, un Paul Ricoeur ou un Jean-Marc Ferry évoquerait une «reconstruction (ou une identité) narrative».
Maalouf, lui, préfère s'en référer à l'image du «dessin sur une peau tendue» (11)
Histoire, peut-être, de mieux insister sur l'interdépendance qui caractérise les diverses composantes de l'édifice identitaire.
«Qu'une seule appartenance soit touchée et c'est toute la personne qui vibre.
On a souvent tendance à se reconnaître, d'ailleurs, dans son appartenance la plus attaquée.» (12)
Un cas de figure qui fait notamment -et vertigineusement- écho à notre temps. 
«L'appartenance qui est en cause -la couleur, la religion, la langue, la classe...- envahit alors l'identité entière.
Ceux qui la partagent se sentent solidaires, ils se rassemblent, se mobilisent, s'encouragent mutuellement, s'en prennent à "ceux d'en face".
Pour eux, "affirmer leur identité" devient forcément un acte de courage, un acte libérateur...
Au sein de chaque communauté blessée apparaissent naturellement des meneurs.
Enragés ou calculateurs, ils tiennent des propos jusqu'au-boutistes.» (13)
Populistes, extrémistes et autres pyromanes sortent dès lors du bois.
Pour enflammer les esprits. 
Pour appeller à la vengeance.
Pour promettre la victoire 
«Quoi qu'il arrive, "les autres" l'auront mérité, "nous" avons un souvenir précis de "tout ce qu'ils nous ont fait endurer" depuis l'aube des temps.» (14)

Partial, sectaire, intolérant, dominateur, quelquefois suicidaire

Comment les hommes de tous pays, de toutes conditions, de toutes croyances se transforment-ils aussi facilement en massacreurs?
Et comment les fanatiques de tous poils en arrivent-ils aussi facilement à s'imposer comme les défenseurs de l'identité? 

La réponse du lauréat du prix Goncourt 1993 fuse... 
C'est parce que la conception tribale de l'identité prévaut encore dans le monde entier, favorisant une telle dérive.
«La conception que je dénonce, celle qui réduit l'identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs, ou en partisans des tueurs.
Leur vision du monde en est biaisée et distordue.
Ceux qui appartiennent à la même communauté sont "les nôtres", on se veut solidaire de leur destin mais on se permet aussi d'être tyrannique à leur égard; si on les juge "tièdes", on les dénonce, on les terrorise, on les punit comme "traîtres" et "renégats".
Quant aux autres, quant à ceux de l'autre bord, on ne cherche jamais à se mettre à leur place, on se garde bien de se demander si, sur telle ou telle question, ils pourraient ne pas être complètement dans leur tort, on évite de se laisser adoucir par leurs plaintes, par leurs souffrances, par les injustices dont ils ont été victimes.
Seul compte le point de vue des "nôtres", qui est souvent celui des plus militants de la communauté, des plus démagogues, des plus enragés.
A l'inverse, dès lors qu'on conçoit son identité comme étant faite d'appartenances multiples, certaines liées à une histoire ethnique et d'autres pas, certaines liées à une tradition religieuse et d'autres pas, dès lors que l'on voit en soi-même, en ses propres origines, en sa trajectoire, divers confluents, diverses contributions, divers métissages, diverses influences subtiles ou contradictoires, un rapport différent se crée avec les autres, comme avec sa propre tribu.
Il n'y a plus seulement "nous" et "eux" -deux armées en ordre de bataille qui se préparent au prochain affrontement, à la prochaine revanche.


(1) Scheuer Benoît, Un voyage dans un archipel, in Le Soir, vendredi 1er juin 2018, p.21.
(2) Maalouf Amin, Les identités meurtrières, Grasset, coll. Le Livre de Poche, Paris, 2011 (première publication: Grasset & Fasquelle, Paris, 1998). 
(3) Maalouf Amin, Les identités meurtrières, Grasset, coll. Le Livre de Poche, Paris, 2011, p.17. 
(4) Maalouf Amin, idem, p. 20.
(5) Maalouf Amin, idem, p.10. 
(6) Maalouf Amin, idem, p. 11.
(7) Maalouf Amin, idem, p. 17.
(8) Maalouf Amin, idem, p.27. 
(9) Maalouf Amin, idem, p. 28. 
(10) Maalouf Amin, idem, p. 29. 
(11) Maalouf Amin, idem, p. 34.
(12) Maalouf Amin, idem, p. 34.
(13) Maalouf Aminidem, pp.34-35.
(14) Maalouf Aminidem, p.35.
(15) Maalouf Aminidem, pp.39-40.




















jeudi 14 juin 2018

Société. Sous les bulles, le chaos



























Dehors, l'étranger!
Basta, les institutions!
Au placard, le politique!
Au rebut, la presse!...
Les résultats de l'enquête 
commanditée par la Fondation 
«Ceci n'est pas une crise» 
sont assez éloquents. 
La société d'aujourd'hui?
Une juxtaposition de bulles. 
Assez homogènes, certes, 
mais hermétiques entre elles.
Le tout s'inscrivant 
dans un ressenti 
désespérément chaotique.
Oui, décidément! 
Le rapport à l'autre 
se fait plus compliqué 
que jamais...



Après «Noir, Jaune, Blues», puis «Noir, Jaune, Blues, vingt ans après» (1), voici que vient de sortir «Noir, Jaune, Blues. Et après?». 
Soit le troisième volet d'une bien intéressante radioscopie qui, pour se consacrer aux Belges francophones, n'en brasse pas moins une série de considérations susceptibles d'interpeller largement au-delà de cette seule population...

L
es tribus étaient fermées de l'intérieur

Premier constat: la société apparaît comme une juxtaposition de bulles.
Des bulles homogènes, certes, dans la mesure où les individus qui composent chacune d'elles tendent à se rapprocher de ceux qui leur ressemblent (2).
Mais des bulles extrêmement cloisonnées aussi, la communication entre elles se limitant au minimum minimorum.
De quoi inciter le fer de lance de l'étude, Benoît Scheuer, à avancer que, dorénavant, le seul lien social serait communautaire. 
Et le sociologue UCL (3) de se demander, à l'instar de son célèbre confrère français Alain Touraine, si, désormais, nous faisons encore société...
«Après avoir quitté les communautés du Moyen-Age et avoir tenté, dans la foulée des Lumières, de construire des sociétés au sein desquelles les individus s'étaient affranchis des appartenances et des identités héritées pour se lier par des contrats en tant que citoyens, sommes-nous entrés dans une ère de retribalisation du monde?» (4)
Les inégalités sociales, en tout cas, inscrivent de plus en plus manifestement leur marque dans le paysage.
Pour des raisons touchant aux coûts de l'immobilier sans doute, mais aussi parce que l'entre-soi rassure.
D'où ce réflexe communautaire qui se traduit, en termes de relations sociales, par la recherche de proximité spatiale avec ses semblables. 
C'est bien sûr particulièrement vrai dans les quartiers les plus aisés, où le filtre foncier s'avère infranchissable.
Mais il serait erroné d'en rester là.
Car en règle générale, le brassage ne se ferait... nulle part!
Pas même dans les quartiers les plus «mélangés».
Prenons, par exemple, ceux où se retrouvent migrants et classes moyennes.
Les timings des uns et des autres y diffèrent substantiellement, autant que les fréquentations ou les activités.
D'où les micro-ségrégations (à l'échelle d'un seul quartier) qui s'ajoutent aux macro-ségrégations (entre les divers quartiers). 
Faire vivre les gens côte à côte ne suffit donc pas à générer le vivre-ensemble.
Encore faut-il susciter la rencontre.
Tel est l'enjeu.
Qu'il conviendrait sans doute de prendre à bras le corps.
Pour venir à bout des peurs, parfois.
Pour dépasser la simple indifférence, le plus souvent.

Chaotic cities

Deuxième constat: l'organisation de la Cité est ressentie comme très chaotique.
Avec, à la clé, une défiance à l'égard des institutions.
Et, ce qui n'arrange rien, deux circonstances aggravantes...
«Une sphère financière est au coeur de l'économie globalisée et n'est pas régulée, relève notre guide.
Elle agit comme un acide sur nos institutions.
Notamment sur les Etats.
Comment?
Pensons aux paradis fiscaux et à l'optimisation fiscale. (...)
Ce sont des milliards d'euros de moins-value fiscales qui réduisent la capacité d'agir des Etats providences.
Il n'est donc pas étonnant de constater les plaintes des citoyens à propos des dysfonctionnements des services publics comme conséquences de leur sous-investissements, faute de moyens suffisants.
Aussi, moins de ressources pour la protection sociale provoquant un sentiment d'abandon.
C'est un acide puissant qui agit dans nos vies quotidiennes.
Un autre acide s'est développé depuis une vingtaine d'années et agit aussi fortement sur nos institutions.
Il s'agit de la formidable expansion des réseaux sociaux et de la communication horizontale.» (5)

La société n'existe plus

Faisons-nous encore société?
Non, répond le sociologue français Alain Touraine.

Qui explique que nous vivons une époque de mutation profonde, caractérisée par le double fait que nous quittons des sociétés qui intégraient les individus et que nous allons vers des paysages hyper-fragmentés. 
Au cours de cette période, l'individu se retrouve seul, sans appartenances. 
Activité professionnelle, identité nationale, classe sociale: plus rien ne va de soi. 
Voilà donc l'individu plus autonome, certes, mais aussi et surtout beaucoup plus vulnérable, car relégué de facto dans le rôle d'un spectateur passif, sans réelle capacité d'agir.

La déchirure

L'individu se sent déchiré entre ses aspirations et les diverses dominations qu'il vit au quotidien.
D'où un ressenti de victime.
Sans pour autant que celui-ci ne s'exprime dans des combats socio-économiques collectifs.
Car le mouvement social qui était précédemment porteur de changement a subi les affres d'un affaiblissement très marqué.
Dixit Scheuer.
Dont l'analyse fait office de confirmation.
Touraine, notamment, n'avait-il pas déjà insisté sur le déclin des insurrections et des révolutions? 
Celles-là mêmes qui, après avoir longtemps reposé sur une conscience de classe, ont vu ce socle se réduire à peau de chagrin, suite aux déclins quantitatif et «qualitatif» du prolétariat. 
C'est que la catégorie ouvrière se fait 
. de plus en plus restreinte, donc de moins en moins représentative, 
. de plus en plus fragmentée, donc de moins en moins porteuse d'une identité spécifique.
Mieux (ou pire): elle s'est désolidarisée des autres catégories défavorisées (salariés peu ou pas qualifiés, chômeurs de longue durée, jeunes en recherche d’emploi, personnes âgées en difficulté...). (6)
Sur quelle base, dès lors, faire reposer un mouvement d'indignation...? 
. Sur des valeurs?
Difficile, au sein d'une société centrée sur un matérialisme (7) qui tend à privilégier l'intérêt tangible sur toute considération touchant de près ou de loin à l'éthique, de se mettre d'accord sur la façon de traduire dans le concret des notions aussi abstraites que la solidarité, la fraternité ou l'humanisme. 
. Sur l'intérêt général?
Ardu d'atteindre un tel but dans une collectivité faisant ses choux gras d'un individualisme qui, fût-ce au nom d'une saine singularité, dérape si facilement vers l'égoïsme. 
. Sur une convergence d'intérêts particuliers?
C'est l'option du plus petit commun dénominateur.
Qui se heurte à l'opposition des acteurs les plus catégoriques du mouvement... (8)

Arrière toute!

«L'hétérogénéité des situations de travail et de vie est devenue telle que l'identification aux autres et le sentiment de partager des intérêts et une vision d'un futur désirable est devenu beaucoup plus complexe, renchérit Scheuer.
Définir de nouvelles utopies crédibles et de nouveaux horizons qui touchent aux grandes orientations de nos sociétés est devenu hors de portée.
Seuls restent les conflits défensifs et souvent corporatistes.
Faute de sociétés fonctionnelles (valeurs partagées, croyances communes, confiance dans les institutions, etc.) pour se protéger, l'individu va alors se replier sur le connu.
Il retourne à des communautés organiques (la famille, l'ethnie, la socialité de proximité) derniers porteurs d'une certaine "rassurance".
En se repliant dans des communautés organiques, l'individu va ressentir le besoin de définir qui en fait partie et qui n'en fait pas partie.» (9)
Apparaît alors la séparation en deux catégories, dont notre époque signe la résurgence.
Celle du «eux».
Et celle du «nous».

L'heure du leurre

L'heure d'un grand retour a sonné.
Celui d'un phénomène aussi bien connu des historiens que des sociologues ou des psychologues.
Vous avez aimé détester les juifs ou les francs maçons?
Vous adorerez haïr les immigrés.
Aaah, la bonne vieille technique du bouc émissaire!
Un leurre toujours bien pratique pour éviter d'avoir à s'attaquer aux racines profondes d'un problème.
A savoir, cette fois, la non-régulation de la sphère financière.
«Ce n'est pas tant la cohabitation de communautés qui est un problème, ponctue avec sagacité notre inspirateur du jour.
C'est l'apparition, dans de telles configurations, d'entrepreneurs identitaires qui vont manipuler les vertiges identitaires en créant des idéologies populistes identitaires -les communautarismes- à leur seul profit: leur maintien ou leur accession au pouvoir.
Partout, ce sont des gouvernances autoritaires fondées sur l'exclusion qui apparaissent.» (10)



(1) Cette enquête, qui a sondé 4.700 Belges francophones sur de grands thèmes actuels, avait été commandée par la fondation Ceci n'est pas une crise avant d'être réalisée par l'institut de sondage Survey and Action, puis relayée par la Radio Télévision Belge Francophone ainsi que par le quotidien de référence Le Soir: Scheuer Benoît, Noir Jaune Blues, Louvain-la-Neuve, 2017.
(2) Par le statut socio-économique, les préoccupations et/ou les aspirations.
(3) Université catholique de Louvain.
(4) Scheuer Benoît, Un voyage dans un archipel, RTBF.info et Le Soir, vendredi 1er juin 2018, p.20.
(5) Scheuer Benoît, 
Un voyage dans un archipel, RTBF.info et Le Soir, vendredi 1er juin 2018, p.20.
(6) Voir, notamment, Touraine Alain, Après la crise, Seuil. Coll. La couleur des idées, Paris, 2010..
(7) Nous n'utilisons évidemment pas, ici, ce mot dans son sens philosophique, qui renvoie à l'idée que tout est matière ou produit de la matière. C'est de l'acception courante de ce terme qu'il est question dans ces pages. Celle qui décrit beaucoup plus prosaïquement une manière de penser et de vivre accordant une place prépondérante aux contingences purement matérielles et intéressées.
(8) Les lecteurs les plus attentifs se souviendront peut-être vaguement de ce passage que nous reprenons d'un précédent et lointain message: Courants de pensée et modes de vie émergents (5). Des indignés hétérogènes et disparates.
(9) Scheuer Benoît, 
Un voyage dans un archipelRTBF.info et Le Soir, vendredi 1er juin 2018, p.20.
(10) Scheuer Benoît, Un voyage dans un archipelRTBF.info et Le Soir, vendredi 1er juin 2018, p.21.