jeudi 2 août 2012

Derrière l'appel de la reliance, le cri de la déliance

Dépasser 
les limites 
d'une «éthique
de reliance»
en recourant 
à une «éthique 
de la reliance».
Histoire 
de construire 
cette éthique  
sur le couple 
conceptuel 
«reliance/
liance».
Telle est la suggestion 
du psycho-
sociologue
Marcel 
Bolle de Bal...

Marcel Bolle de Bal (1)

En réaction contre une «éthique de reliance» trop univoque, et partant paradoxalement équivoque, il convient de tracer les grandes lignes de ce que pourrait être une «éthique de la reliance» prenant en compte le caractère duel, dialogique et parfois paradoxal du couple conceptuel «reliance/déliance».
La question à trancher peut être formulée ainsi: quels problèmes éthiques soulève –sur les plans intellectuels, moral et politique– le recours au concept de reliance, qu’il s’agisse d’interprétation scientifique ou d’intervention systémique… étant entendu qu’il est bien difficile de séparer ces différents plans étroitement liés? 
Réfléchissons donc à partir de trois pistes, parmi beaucoup d’autres possibles...

Première piste. 
De la reliance comme réalité duelle et dialogique

La reliance est une réalité «duelle»: elle inclut, génère –ou suppose– toujours de la déliance.
Son unité est une unité «duelle» portant en elle son contraire complémentaire: la déliance. 
En cela elle est aussi une réalité «dialogique» au sens où l’entend Edgar Morin: «l’association complexe (complémentaire, concurrente, antagoniste) d’instances nécessaires à l’existence, au développement d’un phénomène organisé» (2), «l’unité symbiotique de deux logiques qui se nourrissent l’une l’autre, se concurrencent, se parasitent mutuellement, s’opposent et se combattent à mort» (3).
Réalité duelle et dialogique, la reliance ne peut être dissociée de la déliance, son double antagoniste et complice: à elles deux, elles forment un couple soumis à des logiques différentes et complémentaires, toutes deux nécessaires à l’existence de la vie psychique, sociale et culturelle, mais aussi à la pratique cognitive de la pensée complexe.
Politiquement, intellectuellement et éthiquement, c’est l’ensemble conceptuel complexe reliance/déliance qu’il convient de toujours prendre en considération.

Deuxième piste. 
La reliance/déliance, paradigme éthique de l’hyper-modernité?

Selon d’aucuns (Michel Maffesoli notamment), à une modernité construite sur la raison et la déliance serait sur le point de succéder une «post-modernité» valorisant au contraire les aspirations de reliance. 
En d’autres termes, le paradigme de déliance scientifique et sociale, typique de la modernité, serait invité à céder la place au paradigme «post-moderne» de reliance. 
Personnellement, je préfère parler d’«hyper-modernité» plutôt que de post-modernité: cette dernière expression laisse entendre, en effet, qu’il existerait un «après» de la modernité, différent et distinct d’elle. 
Or ceci me paraît éminemment contestable, car plus que jamais la modernité et sa logique de déliance sont à l’œuvre. 
Il n’y a pas réellement une post-modernité supposant la fin de la modernité, mais une modernité poursuivant son développement dialectique, dialogique: en son sein les excès des reliances techniques génèrent la quête de reliances humaines, les déliances scientifiques appellent un travail de reliance interdisciplinaire. 
C’est pourquoi je préfère parler d’«hyper-modernité», terme construit sur le même modèle que ceux d’«hyper-complexité» développé par Edgar Morin (4) et d’entreprise hyper-moderne avancé par Max Pages (5),  pour décrire des réalités en gestation au sein même de la modernité, et de sa culture fondée sur une logique de déliance.

En considération du caractère «duel» tant du complexe conceptuel reliance/déliance, que de la notion d’hyper-modernité, j’ai envie d’avancer – de façon un peu caricaturale, je le concède –l’idée que, au sein de cette dernière, un double paradigme est à l’œuvre: celui de la reliance pour l’«hyper», celui de la déliance pour la «modernité» toujours active. 
Le paradigme éthique de l’hyper-modernité serait donc celui du couple «reliance/déliance».

Ce paradigme éthique refléterait les problématiques particulières des sociétés hyper-modernes, marquées par l’éphémère, le mobile, la légèreté, la glisse, le surf, la dilatation de l’espace (chacun potentiellement relié à tous les points du monde) et le rétrécissement du temps (l’intensité du temps présent): délier des contraintes dysfonctionnelles, relier ceux qui  éprouvent le besoin lucide de nouveaux engagements psychosociaux.

Troisième piste. 
La reliance, paradigme du secteur quaternaire

Voici une quarantaine d’années, une thèse optimiste connaissait son heure de gloire: celle de Jean Fourastié sur le progrès technique, économique et social, promu au titre de «Grand espoir du 20e siècle» (6): elle était fondée sur sa théorie des trois secteurs c’est-à-dire, en gros, le primaire (l’agriculture), le secondaire (l’industrie) et le tertiaire (les services). 
Ce dernier était censé absorber tous les excédents de main-d’œuvre libérés par l’introduction du progrès technique dans les deux premiers. 
Un élément postérieur est intervenu, que n’avaient pas prévu les scientifiques d’alors: les «nouvelles technologies» (informatique, télématique, bureautique, etc.) ont envahi à leur tour le secteur des services (la grande distribution, les administrations). 
Demeure toutefois hors de leur emprise un secteur que, dans le prolongement des thèses de Fourastié, je baptiserais volontiers «secteur quaternaire»: un secteur principalement non-marchand qui prend en charge les personnes en difficultés (handicapés, malades, vieillards, exclus de tous ordres) ou simplement en besoin d’encadrement (jeunes, vacanciers, etc.), s’efforce de recréer des liens sociaux pour ceux qui souffrent d’une rupture ou d’une carence de ces liens, à la suite de diverses logiques personnelles et sociales. 
Bref un secteur qui place au centre de ses activités la «reliance sociale», la réparation des déliances subies, la mise en oeuvre de reliances désirées. 
C'est en ce sens que la reliance peut apparaître au coeur éthique des projets et des systèmes de valeurs de ce secteur quaternaire.

D'autres enjeux éthiques liés aux stratégies de reliance pourraient être évoqués: la reliance dans ses rapports avec les réalités dysfonctionnelles d'une société «duale», le développement des capacités de reliance (à soi, aux autres, au monde, au savoir) des acteurs sociaux, la reliance comme enjeu politique (éthique de conviction et/ou éthique de responsabilité), la reliance comme outil convivial (au sens d'Illitch: comme outil maîtrisé par les acteurs et ne les dominant pas, «reliant» et non «liant»). 
La place et le temps manquent pour développer ces différents points. 
Je préfère clore ici ces quelques réflexions par un clin d'oeil «complexe» et complice reliant prose scientifique et poésie littéraire, sociologie et mythologie, logos  et «muthos».
N’est-ce pas, en prime, une façon de relier, réunir, réconcilier les points de vue cousins de Morin le sociologue poète («il y a un affirmation humaine du vivre qui est dans la poésie, la reliance et l’amour» p. 37) et de Maffesoli le baroque effervescent ( «il y a dans l’imaginaire et le présentéisme ambiants une impulsion vitaliste alliant le matériel et le spirituel… ce qu’on peut appeler la reliance imaginale» pp. 41 et 47), le chantre de la reliance poétique et celui de la reliance esthétique? 
Chantres tous deux échappant à la seule gangue  sociologique,  «reliés» surtout par leur commune ouverture –au moins implicite à la philosophie et à la psychosociologie. (7)(8)

(A suivre)

Marcel Bolle De Bal

(1) Le (psycho)sociologue belge Marcel Bolle de Bal est professeur émérite de l'Université Libre de Bruxelles et président d'honneur de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française. Il a été consultant social (durant de nombreuses années), conseiller communal à Linkebeek, en périphérie bruxelloise (1965-1973, 1989-2000), lauréat du Prix Maurice van der Rest (1965). Il a signé plus de 200 articles et une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels... 
. Les doubles jeux de la participation. Rémunération, performance et culture, Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1990; 
. Wegimont ou le château des relations humaines. Une expérience de formation psychosociologique à la gestion , Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1998; 
. Les Adieux d'un sociologue heureux. Traces d'un passage, Paris, l'Harmattan, 1999; 
. Le Sportif et le Sociologue. Sport, Individu et Société, (avec Dominique Vésir), Paris, l'Harmattan, 2001; 
. Surréaliste et paradoxale Belgique. Mémoires politiques d'un sociologue engagé, immigré chez soi et malgré soi, Paris, l'Harmattan, 2003; 
. Un sociologue dans la cité. Chroniques sur le Vif et propos Express, Paris, l'Harmattan, 2004; 
. Le travail, une valeur à réhabiliter. Cinq écrits sociologiques et philosophiques inédits, Bruxelles, Labor, 2005; 
. Au-delà de Dieu. Profession de foi d'un athée lucide et serein, Bruxelles,Ed. Luc Pire, 2007; 
. Le croyant et le mécréant. Sens, reliances, transcendances" (avec Vincent Hanssens), Bierges, Ed. Mols, 2008. 
(2) Edgar Morin, La Méthode, op. cit. III, p. 98.
(3) Edgar Morin, La Méthode, op. cit. III, p. 80.
(4) Edgar Morin, La Méthode, op. cit. III, p. 98-99.
(5) Max Pagès, Michel Bonetti, Vincent de Gaulejac, Daniel Descendre, L’Emprise de l’organisation, Paris, PUF, 1979, pp. 17 et ss.
(6) Jean Fourastié, Le grand Espoir du 20e siècle, Paris, PUF, 1949.
(7) Le contenu de ce message nous a été envoyé par l'auteur, que nous remercions. La fin du texte original suivra. Les titre et chapeau sont de la rédaction. 
(8) Pour suivre (sous réserve de modifications de dernières minutes): des messages consacrés 
. à la reliance (par Marcel Bolle de Bal), 
. à la sociologie existentielle (par Marcel Bolle de Bal), 
. à l'anthropologie philosophique (par Christophe Engels),
. au personnalisme (par Vincent Triest, Marcel Bolle de Bal, Christophe Engels...). 

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