Pour le réfugié,
l'injonction à témoigner
par un tiraillement.
D'un côté,
la nécessité, externe,
de répondre à l'impératif
d'une autorité publique.
De l'autre,
celle, interne,
de se protéger
des exigences psychiques
liées à ce témoignage.
Les
difficultés rencontrées par certains réfugiés à témoigner de
leur passé ne renvoient pas seulement à la ténacité d'un ennemi
intérieur.
Elles
s'alimentent également à la source d'autres écueils.
Interpersonnels,
ceux-là...
Inconcevable
réalité
Premier
écueil: celui d'une soif de reconnaissance.
«L'expérience
que relate le survivant est incroyable,
rappelle la psychologue et psychanalyste Régine Weinrater (1).
Si
incroyable que, par moments, il doute lui-même de sa réalité.»
(2)
Du
coup, «le rescapé a besoin de voir chez les autres les
réactions qu'il ne peut parfois pas éprouver lui-même.»
(3)
Qui
précise de surcroît...
«Le
réfugié demande protection à un Etat et demande à être reconnu
par une nouvelle communauté.
Disgracié
politiquement, il invoque la reconnaissance de la fuite de ses
persécutions pour que l'on répare quelque chose du préjudice qu'il
a subi «là-bas».
Il
ne s'agit pas ici d'une réparation transversale entre le bourreau et
la victime mais d'une autre forme de réparation, qui passe par un
tiers: l'Etat d'un pays autre que le sien.»
(5)
La
demande d'asile s'apparenterait alors à une requête en
indemnisation psychique pour des préjudices subis au préalable et
par ailleurs.
Raison
pour laquelle la reconnaissance externe peut acquérir une importance
tout à fait majeure.
Il
s'agit souvent, en effet, de trouver le moyen de restaurer une
intériorité psychique qui a volé en éclats.
Un
besoin auquel, malheureusement, le représentant anonyme du
système administratif n'est évidemment pas le mieux armé pour
répondre...
Un
inconnu nommé... fonctionnaire!
Deuxième
écueil: celui renvoyant à l'embarras de se dire à un
inconnu.
Selon
feu le psychanalyste et psychiatre français Jacques Lacan (6), toute
demande cacherait quelque part un appel à l'amour.
Au
point que l'objet de la requête importerait moins que la manière
dont le destinataire fait acte de présence et de répondant.
Hélas!
Le fonctionnaire de l'immigration n'a pas davantage vocation à
assouvir ce type de besoin.
Face
à l'interlocuteur institutionnel, le réfugié se retrouve donc
souvent égaré.
Sinon
gêné.
Gêné,
dixit Pestre, «de partager un vécu d'horreur avec
quelqu'un qui n'a pas la même expérience et qui est perçu comme
étant trop "carré",
mais probablement aussi intrusif et inquiétant.» (7)
Restriction
focalisante
Le représentant officiel, pour commencer, tendra à réduire le visiteur à son identité de survivant.
«Lors
de la demande d'asile, le récit exigé se voit circonscrit à une
période donnée qui renvoie généralement à un moment qui a fait
irruption dans la vie du réfugié et qui a été vécu, pour
beaucoup, comme destructeur.
Cette
sorte de "restriction
focalisante" sur une séquence donnée évacue la
trame d'ensemble de sa vie, alors que le nouage temporel -entre
passé, présent et futur- représente la condition même pour qu'il
puisse s'affranchir de l'emprise traumatique.»
(8)
Le
risque, avec ce récit fragmentaire, c'est que le sujet se sente
limité à cette unique identité de survivant, qu'il se réduise à
son traumatisme.
Avec
une conséquence possible: la colère.
Dirigée
contre cet «olibrius» qui, décidément, ne
comprend rien à rien.
«La
haine maintient le sujet en vie, et vise à faire surgir l'altérité.
(...)
Haïr
et attaquer l'interlocuteur, tels sont les modes auxquels accèdent
certains patients, pour se défendre rétroactivement des dommages
vécus, l'impossibilité d'y faire face là-bas ayant été
inconditionnelle.
L'agression
se retourne ainsi à la fois vers le dedans et le dehors, affectant
les relations intersubjectives.» (9)
Autre
issue envisageable: l'«impossible qui s'infinitise»
dans la répétition continuelle de son récit.
Soit
l'incapacité, à force d'avoir à revenir répétitivement et
factuellement sur le passé, de laisser libre cours à
l'indispensable travail de deuil.
«Empêché
de se détacher de l'objet perdu, l'intéressé s'identifie à cet
objet défunt.
Le
psychisme est alors envahi par une culpabilité inconsciente massive
et des autoreproches accusateurs, liés à l'impossibilité d'une
telle tâche.» (10)
A
noter, par ailleurs, que «les angoisses massives engendrées
par l'exil forcé peuvent renvoyer, elles aussi, à la question de
l'origine.
En
quittant son pays, c'est finalement comme si le sujet migrant s'était "arraché à la matrice
territoriale et psychique" qui l'aidait à mieux
vivre auparavant.» (11)(12)
(A
suivre)
(1) Psychologue
clinique et psychanalyste, Régine Waintrater est maître de
conférences à l’UFR Etudes psychanalytiques de
l'Université Paris-Diderot. Elle a participé à et codirigé
deux programmes de recueil de témoignages de survivants de la
Shoah. Elle travaille depuis plusieurs années avec des
équipes de santé mentale du Rwanda et avec des survivants des
événements rwandais de 1994.
(2) Weinrater
Régine, Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à
vivre, Payot, Paris, 2003, p.114
(3) Pestre
Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages,
coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, p.17.
(4) Elise
Pestre est maîtresse de conférences à l'Université
Paris-Diderot et chercheure au centre de recherches
Psychanalyse, Médecine et Société.
(5) Pestre
Elise, ibidem, p.159
(6) En
reprenant et en interprétant l'ensemble des concepts freudiens
Jacques Lacan (1901-1981) a mis à jour une cohérence dégagée de
la biologie et orientée vers le langage et y a ajouté sa propre
conceptualisation ainsi que certaines recherches intellectuelles de
son époque (tels le structuralisme et la linguistique), donnant
naissance à un courant psychanalytique : le lacanisme. Cfr.,
en l'occurrence, Lacan Jacques, Le désir de l'Autre, in
Les formations de l'inconscient. Le séminaire, Livre V, Paris,
Seuil, 1958, p.387-403.
(7) Pestre
Elise, ibidem, pp.77-78.
(8) Pestre
Elise, ibidem, pp.147-148.
(9) Pestre
Elise, ibidem, p.157.
(10) Pestre
Elise, ibidem, p.159
(11) Pestre
Elise, ibidem, p.161.
(12) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
(12) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
.
la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
.
des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique
(après le libéralisme
ainsi que l'humanisme
démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été
abordés).
Belgique
RépondreSupprimerBientôt, le Festival des Libertés
Politique et artistique, festif et subversif, le Festival des Libertés mobilisera du 16 au 25 octobre toutes les formes d'expression pour se faire le témoin de la situation des droits et libertés, alerter des dangers qui guettent, inciter à la résistance et promouvoir la solidarité.
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