jeudi 15 décembre 2016

Visas humanitaires. Soit dit en pensant...
















Soutenu avec enthousiasme 
par son parti
(nationaliste flamand N-VA) 
et suivi 
par le gouvernement, 
le secrétaire d'Etat belge 
à l'asile et à la migration 
Theo Francken (photo ci-dessus) 
L'intéressé vient pourtant 
de se voir condamner 
par un arrêt 
de la Cour d'appel
L'occasion 
pour François De Smet 
(portrait ci-contre)
directeur 
du Centre fédéral Migration 
Myria (1)
d'y aller 
de quelques réflexions 
personnelles 
sur cette affaire. 
Qui fait grand bruit 
dans le plat pays.




«Première observation: si la famille syrienne dont question avait choisi, au lieu de solliciter un visa humanitaire par voie légale, de payer des passeurs pour traverser la Méditerranée et de rejoindre illégalement la Belgique afin d’y déposer une demande d’asile, comme des milliers de Syriens l'ont fait en 2015, elle aurait eu 97% de chances d’obtenir le statut de réfugiés, car tel est le taux actuel de reconnaissance pour cette nationalité. 

Cette famille n’est donc nullement récompensée, jusqu'ici, de son respect de la loi et de l’intégrité du territoire belge.

Deuxième observation: en 2015, un groupe de 282 Syriens originaires de la même ville d’Alep obtint un visa humanitaire dans des conditions similaires (existence de liens amicaux et prise en charge par des citoyens en Belgique), sans que n’apparaissent ni la crainte d’ouvrir un flux incessant de réfugiés par appel d’air, ni polémique particulière, ni le besoin de solliciter l’avis d’une juridiction internationale.

Le problème ne réside donc pas dans la question de savoir si la Belgique peut octroyer des visas humanitaires à des personnes en situation de danger humanitaire au risque de voir déferler toute la misère du monde: la Belgique octroie dans les faits en permanence de tels visas (849 visas humanitaires accordés en 2015) tout en assumant une gestion des frontières plus restrictive que par le passé, ce qui est son droit.

La question est en réalité de savoir si cette compétence doit rester entièrement à la discrétion du secrétaire d’Etat à l’asile et à la migration, c’est-à-dire non seulement au cas par cas (comme toujours dans tous les dossiers de migration), mais surtout sans justification et sans critère, sans devoir justifier un accord ou un rejet, ou si un minimum de cohérence et de justice devrait être implémenté dans la procédure afin que l’obtention d’un tel visa soit davantage conforme au respect des droits fondamentaux.


Arbitraire assumé... et condamné


Il faut rappeler ici que ce qui a amené le Conseil du Contentieux (CCE) à ordonner la délivrance d’un visa humanitaire, c’est l’absence de motivation suffisante dans le refus de délivrance du visa par les autorités. 
Par trois fois, il a été demandé à l’Office des étrangers de justifier ce refus eu égard à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’hommenul ne peut être soumis à la torture ni à un traitement inhumain et dégradant»). 
Par trois fois, l’autorité a campé sur le principe d’un pouvoir discrétionnaire n’ayant pas à se justifier. 
C’est parce que cette absence de justification n'a pas été jugée suffisante au regard de la situation humanitaire des intéressés et de leurs arguments que le troisième juge du CCE qui a examiné le dossier a décidé d’imposer la délivrance du visa. 
L’avenir (et probablement le Conseil d'Etat) dira s’il l’a fait à tort ou à raison; il est exact que le dossier n’est pas définitivement tranché juridiquement et que les avis divergent sur la compétence de ce juge d'avoir pris cette décision. 
Comme il est exact que les décisions actuelles sont, dans l’intervalle, bel et bien exécutoires.


Le confort de ne pas avoir à se justifier


Faisons ici un pas plus loin: pourquoi l’Office des étrangers a-t-il refusé par trois fois ce visa sans motivation suffisante? 
Impossible à dire, bien sûr, mais on peut par exemple supposer que c’est peut-être parce que cette motivation est très ardue à fournir. 
D’un côté une famille en situation humanitaire sérieuse; de l’autre des principes fondamentaux très clairs, et des précédents –les centaines de visas humanitaires accordés aux Syriens par le gouvernement en 2015, par exemple. 
Du point de vue des autorités, il semble nécessaire de s’arc-bouter sur le caractère entièrement discrétionnaire de l’octroi de tels visas, car ouvrir la discussion sur des critères rationnels reviendrait à alimenter un afflux de personnes pouvant de par le monde s’estimer rentrer dans ces critères. 
Alors qu’en revanche, l’arbitraire assumé jusqu’ici procure aux autorités le confort de ne pas avoir à se justifier ni dans leurs décisions d’octroi ni dans leurs décisions de refus. 
C’est ce confort que le gouvernement souhaite conserver et qu'il estime en danger. 
La discussion des prochaines semaines, que ce soit devant le Conseil d’Etat ou devant la Cour européenne de Justice, sera dès lors passionnante car elle tournera entre autres autour du point suivant: l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales peut-il souffrir d’applications arbitraires sans établissement de critères? 
Et peut-on de facto en exclure des citoyens non présents sur le sol européen, malgré son aspiration universaliste?


Juste milieu


Comme j'ai déjà eu l’occasion de l’exprimer, au-delà de la situation actuelle, la solution passe par l’établissement de tels critères, seul outil permettant de combiner l’octroi de ces visas avec un tant soit peu d’équité, tout en conservant une marge de compétence discrétionnaire. 
Les visas pourraient ainsi rester du ressort discrétionnaire des autorités, tout en suivant un parcours administratif qui réserve leur introduction aux situations humanitaires les plus urgentes, pouvant être accueillies par des citoyens sur place. 
D’autres critères comme l’établissement d’un quota maximal par an pourraient également être envisagés. 
Car si, évidemment, il est impossible matériellement à la Belgique d’accueillir tous les candidats réfugiés du monde, on a le droit de considérer qu’il lui est également impossible moralement de refuser d’aider ceux qu’elle a les moyens de sauver. 
Entre ces deux pôles, un juste milieu, même imparfait, semble pouvoir être établi avec l’établissement de critères justes.


Justice et «monde réel»


Encore deux remarques.

A ceux qui estiment que la justice n’aurait pas à interférer dans le «monde réel», il est permis de rappeler que de nombreuses avancées en termes de droits fondamentaux ont précisément été obtenues par la jurisprudence, par exemple par le biais d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
Dans chacun des cas où des juges ont sanctionné des réglementations créées par le pouvoir exécutif, il ne s’est jamais agi en aucun cas de «gouvernement des juges» mais d’application de normes de droit supérieures auquel le pouvoir exécutif lui-même avait adhéré. 
La Belgique a signé les grandes conventions internationales de protection de droits humains; son pouvoir judiciaire est pleinement à sa place si, dans une situation donnée, elle le fait prévaloir sur l’application d’autres normes.


Besoin de cohérence


Enfin, concluons par une remarque sur le chemin que cette situation nous indique sur l’avenir de la politique d’asile. 
Si le modèle envisagé par les autorités pour l’avenir est que demain nul demandeur d’asile ne puisse venir imposer sa présence par voie terrestre en vertu du respect strict du règlement de Dublin, mais ne puisse pas non plus voir examiner, sur base de critères clairs, une demande de visa humanitaire afin de demander l’asile en Belgique par voie aéroportuaire, cela signifie qu’on explique aux candidats demandeurs d’asile qu’ils n’ont plus aucune possibilité de demander protection à l’un des pays signataires de la Convention de Genève
Or cette interprétation, me semble-t-il, viderait cette Convention de son contenu. 
En d’autres termes, on ne peut pas à la fois demander aux demandeurs d’asile de ne pas payer des passeurs et de risquer leur vie pour introduire une demande d’asile, et ne pas leur laisser une chance raisonnable de formuler une demande depuis l’étranger en respectant la loi et selon des critères qu'ils peuvent connaître et anticiper. 
Car si nous agissions ainsi, nous aurions définitivement replié les droits fondamentaux sur la dureté de la réalité.» (2)


François De Smet,
directeur du Centre fédéral Migration Myria, en Belgique




(1) Myria, le Centre fédéral Migration, est une institution publique belge indépendante. Promoteur d'une politique basée sur la connaissance des faits et le respect des droits de l’homme, il analyse la migration, défend les droits des étrangers et lutte contre la traite et le trafic des êtres humains.
(2) Ce texte est publié ici avec l'accord de l'auteur, que nous remercions.  Les titre, chapeau, et intertitres sont de la rédaction.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire