samedi 2 avril 2011

Monnaie sociale. Oyez, citoyens...


Entre dominantes
réciprocitaire
et marchande
des Systèmes
d’Echanges Locaux,
des divergences, certes,
mais aussi des convergences.
Eclairage «personnaliste»
et citoyen.
Signé Cyrille Ferraton (1)
et Jérôme Blanc (2).

Cyrille Ferraton et Jérôme Blanc

Les LETS (3) à dominante réciprocitaire ou marchande développent chacun des pratiques qui procèdent de l’économie solidaire; les premiers paraissent plus enclins à en poursuivre les mobiles politiques, les seconds à en assurer certains objectifs économiques.
Cependant cette distinction formelle ne vaut qu’en ce qu’elle permet d’éclairer les activités solidaires a priori hétérogènes entre les différents objectifs et vécus de LETS. (4)
Il reste que l’ensemble des LETS se rejoignent sur plusieurs points.

Mon client en personne

Ils favorisent d’abord la constitution d’échanges personnalisés et condamnent par là même l’anonymat et le strict calcul individuel qui sont au coeur de l’idéologie de l’économie de marché, même dans les LETS qui promeuvent une localisation des échanges marchands. (5)
Au coeur des LETS en effet se trouve la question du lien de clientèle ou lien qui se tisse entre un fournisseur et un acquéreur et perdure au-delà du règlement de la transaction.
Payer dans un LETS ne signifie pas rompre un lien et solder les comptes par un principe d’équivalence mais, au contraire, il s’agit plus d’une logique d’alliance.
L’objectif de convivialité et de collectivité de taille restreinte de la plupart des LETS signifie que ce sont des organisations qui cherchent à insérer l’échange de biens et de services dans une logique de lien qui l’englobe.
Cet objectif, certes, est davantage mis en avant et domine dans les LETS à dominante réciprocitaire, mais il n’est pas absent des LETS à dominante marchande.
Dans les premiers, la logique du lien de clientèle s’inscrit dans celle du don contre don: les membres du LETS s’obligent mutuellement par les dons contre-dons qu’ils réalisent.
Dans les seconds, la logique du lien de clientèle s’inscrit comme déviation ou amélioration de la logique formelle de l’échange marchand impersonnel et fondé sur le strict calcul individuel.
Quoi qu’il en soit, le lien de dette, supposant l’inscription des personnes dans la «totalité sociale» constituée par le groupe LETS, se substitue à terme à l’échange contractuel qui implique une stricte indépendance individuelle. (6)
On retrouve ici dans une certaine mesure deux éléments caractéristiques de l’économie solidaire (7): pour les LETS à dominante réciprocitaire, l’impulsion et l’organisation réciprocitaire des activités économiques, et, pour les deux formes archétypales de LETS mais sur un mode différent, la critique du fonctionnement marchand de l’économie par la volonté de créer des cercles d’échanges autonomes des relations marchandes et étatiques.
Il s’agit donc de développer des formes d’échanges inexistantes dans le système économique, au sein desquelles chaque membre du LETS devient producteur et consommateur.

On a retrouvé la citoyenne compagnie

Les LETS s’inscrivent enfin dans une démarche citoyenne; l’institution du localisme monétaire vise en effet à redonner à chaque personne l’autonomie et la liberté individuelles perdues dans l’organisation économique marchande dominante.
Le développement de nouvelles formes d’échanges s’apparente alors à des actions collectives dont la revendication politique première est de restituer aux membres des LETS les moyens leur permettant de participer et de contribuer à l’intérêt public, ici par la création de zones de sociabilité et d’autonomie localisées.
Ces dernières finalités convergent vers celles de l’économie solidaire en redonnant aux pratiques coopératives au sein de l’espace public (liberté positive) une place perdue dans l’économie marchande dominante. (8)
De plus, le niveau localisé des échanges permet de rendre lisibles les normes auxquelles répondent les pratiques réalisées au sein des LETS. Cette proximité donne la possibilité à chaque membre de participer à la constitution et à la modification des règles internes du cercle d’échanges; l’apprentissage en est ainsi facilité.
Le sentiment d’appartenance au groupe social est à la fois construit par les liens préexistant à la constitution de ce groupe (par exemple l’appartenance à un même quartier et aux mêmes activités associatives) et construit par les échanges successifs auxquels les membres se livrent dans le cadre du LETS.
Pour tous ces points, le LETS apparaît a priori comme une manifestation significative des pratiques de l’économie solidaire. Néanmoins, une différence importante existe entre les LETS à dominante réciprocitaire et ceux à dominante marchande.
Les premiers développent des pratiques réciprocitaires se voulant indépendantes des activités marchandes alors que les seconds inscrivent leur action dans une logique d’adaptation du système économique dominant qui présuppose que la citoyenneté peut très bien s’acquérir par l’organisation économique marchande. (9)(10)

(A suivre)

Jérôme Blanc et Cyrille Ferraton

(1) Cyrille Ferraton est docteur en sciences économiques et maître de conférences à l'Université Paul Valéry de Montpellier III. Ses principaux thèmes de recherche portent sur l'économie sociale et solidaire (en particulier la finance solidaire) et l'économie institutionnaliste. Il a travaillé en 2004-2005 sur un programme de recherche européen portant sur la création d'emploi dans les services à la personne. Il a publié L'enquête inachevée: introduction à l'économie politique d'Albert Hirschman (avec Ludovic Frobert, Paris, PUF, 2003), Associations et coopératives. Une autre histoire économique (Erès, Paris, 2007), L'Institutionnalisme de Gunnar Myrdal en question (ENS, Paris, 2009), et La Propriété. Chacun pour soi? (Larousse, coll. Philosopher, Paris, 2009).
(2) Jérôme Blanc est docteur en sciences économiques (1998) et maître de conférences en sciences économiques à l’Université Lumière Lyon 2 (depuis 1999). Ses travaux portent sur la monnaie, qu’il aborde principalement du point de vue des pratiques et de l’histoire des idées. S’intéressant à la pluralité des monnaies, il a publié Les monnaies parallèles. Unité et diversité du fait monétaire (L’Harmattan, Paris, 2000). Il travaille en particulier sur un aspect de la pluralité monétaire, à savoir les monnaies sociales, locales ou complémentaires. À ce sujet, il a coécrit Une économie sans argent: les systèmes d’échange local (SEL) (dirigé par J.-M. Servet, Seuil, Paris, 1999) et dirigé Monnaies sociales: Exclusion et liens financiers, rapport 2005-2006 (Economica, Paris, 2006). En matière d’histoire des idées, il dirige avec Ludovic Desmedt l’ouvrage collectif Idées et pratiques monétaires en Europe, 1517-1776 (à paraître). À partir du cas des monnaies sociales, ses travaux portent aussi sur l’économie sociale et solidaire. Il est membre du Réseau inter-universitaire de l’économie sociale et solidaire (RIUESS, http://www.riuess.org/) et fait partie du comité éditorial de l’International Journal of Community Currency Research (IJCCR, http://www.uea.ac.uk/env/ijccr/)
(3) Pour rappel, nous considérons, sauf mention contraire, «LETS» comme le terme générique désignant ces associations; lorsque nous traitons de leur déclinaison anglo-saxonne, nous précisons «LETS anglo-saxons» et lorsque nous traitons de leur déclinaison française, nous précisons «SEL français».
(4) Il est de fait parfaitement concevable de supposer que certains LETS à dominante réciprocitaire assurent le principe économique de l’économie solidaire ou que des LETS à dominante marchande s’appuient aussi sur le principe politique de l’économie solidaire.
(5) Ils condamnent aussi implicitement le concept du contrat, constitutif des échanges impersonnalisés et du principe de l’intérêt individuel.
(6) Voir Aglietta M. et Orléan A., La monnaie souveraine (eds) (Introduction), O. Jacob, Paris, 1998, pp.9-31.
(7) Laville J.-L., L’économie solidaire. Une perspective internationale, Desclée de Brouwer, Paris, 1994, pp.74-76.
(8) Les pratiques de l’économie solidaire visent à une “publicisation de la sphère privée, c’est-à-dire que l’accès à un collectif dans la sphère publique renforce l’identité des personnes qui y participent dans leur sphère privée”; elles incluent un engagement volontaire, une confiance qui renforce l’autonomie individuelle, une construction symbolique dans la sphère privée et une qualification; elles facilitent enfin l’intégration et la qualification sociale et la civilité dans la sphère publique (Laville, 1999, p. 135).
(9) Ce message est extrait du texte: Blanc Jérôme et Ferraton Cyrille, Une monnaie sociale? Systèmes d’Échange Local (SEL) et économie solidaire, 2001. Les titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction. Avec l’aimable autorisation des auteurs, que nous remercions. Le texte original a d’abord été présenté lors des Deuxièmes Journées d’Etude du LAME, «Économie sociale, mutations systémiques et nouvelle économie», Reims, 29-30 novembre 2001. Il est ensuite paru dans l’ouvrage collectif (actes du colloque): G. Rasselet, M. Delaplace et E. Bosserelle (coord.), L’économie sociale en perspective, Presses Universitaires de Reims, Reims, 2005, pp.83-98.
(10) Pour suivre:
. «Monnaie sociale. LETS béton…»,
. «Monnaie sociale. En résumé, je vous le dis…».

2 commentaires:

  1. Merci pour ces analyses intéressantes.
    Mais ne faudrait-il pas aussi se poser une question pas moins importante: pourquoi les SELs sont en fait si nombreuses à ne pas réussir à traverser l'épreuve du temps?

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  2. Merci de votre intérêt.
    Et rendez-vous, d'ici quelques jours, avec Jérôme Blanc et Cyrille Ferraton qui, dans un prochain message, contribueront à répondre à cette question.

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